CORNEMUSES,
MIROIRS, MEMOIRE : Les souvenirs du sens.
Eric Montbel
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Les
cornemuses à miroirs du Limousin seraient-elles aussi
des "cornemuses à mémoire"? Les
chabrettes portent une diversité de charges symboliques,
qui se sont additionnées au fil des âges sans
s'annuler. A l'aide d'une approche sémiologique et
historique de ces instruments de musique, il s'agit de montrer
comment s'est opérée une stratification du
sens, âge après âge, symbole après
symbole, et comment la "chabreta" nous parvient
en ce début de XXIème siècle comme
un objet mystérieux porteur à la fois de musique,
de mémoire et de rêve.
Une symbolique générale des cornemuses
Les chabrettes sont d'abord des cornemuses : la version
limousine de l'instrument en conserve les sens anciens,
primitifs. La cornemuse est porteuse de nombreux mythes
présents dans tout le continent indo-européen,
et tout autour de la Méditerranée. Le principe-même
du jeu de l'instrument intrigue, et depuis toujours a suggéré
du sens: le souffle continu et l'invisibilité du
souffle, ce ventre enflé, ce petit animal qui geint,
cet anthropomorphisme revendiqué, exagéré
souvent par la mise en scène des musiciens et des
fabriquants, induisent magie, sexe, mystère. Ce sens
premier, associé à l'instrument depuis son
origine, n'a pas disparu avec le temps. Il s'est enrichi
d'autres sens, et cette addition sémilogique donne
à cette cornemuse son mystère et sa beauté,
son "inquiétante étrangeté"
.
Car le sac de l'instrument est bien un ventre, un ventre
à vent(s). Dans la peau des chabrettes anciennes,
on trouve souvent des boules de matière brûne,
faites d'oeuf, de miel, de saindou. On y verse traditionnellement
un verre de vin, on y crache de l'air chaud, de la salive.
Quoi d'étonnant à ce qu'une digestion s'y
opére?! Le chabretaire Felix Chabrely versait
une fois l'an dans le sac de sa chabrette un bol de bouillon
gras, de la "soupe de Carnaval" disait-il. Le
sens du geste, comme toujours, est double: efficacité
objective de la graisse humide, de la matière fondue
qui donnent au sac son étanchéité;
efficacité symbolique, celle d'une digestion féconde
dans un ventre animal. De cette opération mystérieuse
proviennent le son, le souffle, la musique, la génération
d'une chose mélodique et rituelle, qui n'est pas
destinée à être comprise, mais à
être entendue. Ainsi l'observe Jacques Bril: Les cornemuses,
les bag-pipes, les binious, dont le souffle enfle comme
un ventre une outre de peau qui restitue par pression sa
provision de sons nasillards, illustre ce fantasme de grossesse.
C'est ce que commémorait jadis la coutume des fêves
de la Chandeleur, jour de renaissance dans le cycle de l'année,
veille de la Saint-Blaise, dans le nom de qui l'étymologie
reconnaît un germanique "blasen", souffler.
Le caractère fécondant du souffle est ainsi
clairement manifesté et l'acte de souffler n'est
autre qu'un coït symbolique"
L'Animal,
l'enfant, l'ancêtre
Voici, parmi d'autres, un sens ancien de la cornemuse, de
la chabrette. Et cette forme presque vivante que l'on tient
contre soi est un peu animale : c'est une "petite chèvre".
Les matières dont elle est faite sont là pour
insister sur cette idée : les cornes noires et blondes
"de bélier" (Chabrely), les petits os de
mouton sont choisis pour tourner les bagues décoratives;
la peau de chèvre ou d'agneau est utilisée
pour le sac. Les termes qui désignent les parties
de l'instrument sont tout aussi anthropomorphiques : Le
boitier est "la testa" (la tête), le pavillon
"lo pé" (le pied), les anches "las
lingas" (les langues) qui la feront "parler".
Mieux encore, la chabrette est presque considérée
comme un enfant, une petite personne que l'on tient contre
soi et que l'on berce. Chez les derniers joueurs, chez Gavinet,
chez Pangaud les cornemuses reposent dans la chambre
à coucher, exposées comme des poupées
anciennes. On leur a fabriqué des "costumes"
pour les habiller, on les conserve presque dans des écrins.
Ce statut de bijou musical, renforcé par la préciosité
extrême de certains décors, par les miroirs
et les chaînes, par les bagues brillantes et les tissus
précieux, par les bois tournés, concourt à
donner à ces objets un rôle puissant: on les
aime pour leur beauté baroque, mais aussi pour les
souvenirs qu'elles évoquent. Ces instruments sont
toujours rattachés à une mémoire familiale,
elles sont les messages d'un musicien disparu, d'un âge
qui n'est plus, et que l'on ne peut que regretter. Chez
Pangaud, ce sont les chabrettes de Jean Rebier (le poète),
de Léonard Faurilloux (le grand-père chabretaire),
du père Denis (le maître-bricoleur). Chez Gavinet,
c'est celle de Charles, le grand-père-fabricant.
La relation du musicien à son instrument fut parfois
si forte que certaines cornemuses du Limousin ont été
mises en terre avec leur propiétaire. Ainsi Bazuel
de Puychaugas : "je lui ai donnée quand il est
mort" disait Camillou Gavinet ; ainsi Jarri de La Plantade,
ou Labrunie de Coussac-Bonneval.
L'enfant : le nouveau-né de la Crèche.
Dans le sens ancien, si la cornemuse est souvent associée
à l'enfant, au nouveau-né, c'est aussi par
le biais des bergers venus pour l'Adoration de Jesus-Christ
. Dès le XIIIème siècle, les enlumineurs
associent les bergers à l'Annonciation de la naissance
du Christ. Les représentations profanes figurent
également très tôt des joueurs de cornemuse
parmi ces personnages de Noël, stéréotype
immuable depuis le XIVème siècle au moins,
et qui se transmettra jusqu'à l'époque contemporaine
partout en Europe. La symbolique des cornemuses a trouvé
dans cette situation particulière une juste place:
celle des mythes suggérés par l'instrument
à vent, l'évocation de grossesse, d'enfantement,
du souffle de vie, qui génère une création
correspondent à la symbolique du renouveau par la
naissance d'un Sauveur, décrite par les Ecritures.
La présence de bergers joueurs de cornemuse parmi
les personnages de la Nativité n'est pas seulement
illustrative et fidèle à un texte: elle donne
un surcroît de sens, elle participe d'une sémiologie
redondante.
Réforme catholique
L'emprunt par la religion catholique d'un espace mythique,
au service du discours chrétien, n'est pas un fait
isolé. On sait bien toute l'utilisation que fera
le catholicisme des innombrables cultes de saints patrons,
très localisés, de village en village. C'est
à l'heure de la Réforme Catholique, c'est-à-dire
au début du XVIIème siècle, qu'une
utilisation nouvelle sera réservée aux cornemuses
en Limousin . Cette utilisation nous est rapportée
par les livres de compte de certaines confréries
religieuses, qui se développent de façon spectaculaire
à partir de la fin du XVIème siècle
à Limoges, Saint-Junien, Aixe ou Verneuil . Pourtant,
les statuts synodaux de 1619 tentent de limiter l'usage
de la danse, des jeux et de la musique parmi les pratiques
de ces confrèries. Mais il semble que les Confrères
trouvèrent par de nombreux artifices d'écriture
les moyens de contourner ces directives, et de poursuivre
les usages anciens. C'est ainsi que nous rencontrons régulièrement
des références aux "joueurs de cornemuse",
aux "chabretayres" et "hautbois"
dans les divers documents mis à jour. La confrèrie
la plus célèbre, mais peut-être pas
la plus significative, fut celle des "Pastoureaux"
de Saint-Pierre du Queyroix de Limoges, dite aussi "Confrérie
de Notre-Dame la Joyeuse". Fondée en 1490, elle
exerça officiellement jusqu'en 1662, mais il semble
que certains des usages rituels qu'elle avait mis en place
ne disparurent qu'avec la Révolution. Plusieurs auteurs
ont décrit les pratiques particulières des
confrères de Notre-Dame la Joyeuse: C'était
dans l'église Saint-Pierre du Queyroix que les confrères
célébraient leurs cérémonies...Le
soir de Noël et le jour des rois, ils paraient l'autel
de feuillage, de houx, de buis et de divers emblèmes
pieux. Près de l'autel, une "cabane" ou
"tonne" faite de bois léger et de branchages,
s'élevait, rappelant que c'était dans une
étable que l'enfant Jésus avait d'abord été
adoré. Là prenaient place le "sermoniadour"
et les pastoureaux. Un certain nombre de confrères
avaient en effet revêtu leur robe de bergers, ornée
de lierre pour la circonstance. Assis sur des bancs dans
la cabane, ils entonnaient en l'honneur de la Vierge une
"chanson" ou cantique, qui paraît avoir
été composée, sinon chaque année,
du moins plusieurs fois, par un confrère".
Cette pieuse pratique était toujours accompagnée
de danses, et d'un festin, du moins jusqu'aux interdits
synodaux de 1619, qui proscrivent tout usage de la danse
au sein des assemblées de confréries. Pourtant,
c'est au non-respect de ces directives que la Confrérie
des Pastoureaux devra sa dissolution en 1662 . Les instruments
de musique mentionnés par les livres de compte de
la confrérie sont nombreux. Parmi eux, "cornemuses",
chabretaires" et "hautbois". Cette description
fait inévitablement penser aux crèches populaires
mises en place dans les églises pour Noël, avec
ses joueurs de cornemuse de haute taille.
Existe-t-il un lien entre ces pratiques religieuses au sein
de confréries, à Limoges, Verneuil, Aixe ou
Saint-Junien, et les décors catholiques de nos cornemuses
limousines ? Ce décor, aux références
religieuses explicites ou implicites, est présent
sur la plupart des chabrettes anciennes conservées.
Il alimente nos débats depuis bien des années,
sans qu'aucune réponse définitive ne puisse
à ce jour être apportée. De même,
il nous est impossible de dater exactement la fabrication
de la plupart des instruments que nous avons retrouvés;
il nous arrive même de craindre une erreur d'estimation
de plusieurs dizaines d'années: tant il est vrai
et souvent constaté, que le décor populaire
utilise des traits stylistiques à long terme, mais
aussi des emprunts qui tiennent peu compte des modes et
des variations qui leurs sont contemporaines. Felix Chabrely
de Saint-Bonnet-Briance, par exemple, dont nous savons avec
la plus grande certitude qu'il fabriqua des chabrettes entre
1880 et 1920, utilise des matières, des formes, des
références de décors et de symboles
que nous retrouvons presqu'à l'identique sur des
cornemuses fabriquées un siècle avant lui.
Certains signes sont ceux d'un vocabulaire iconique chrétien
très ancien (croix, cercles pointés, étoiles,
tétramorphes, Evangélistes), d'autres sont
au contraire plus récents, et correspondent aux signes
inventés et diffusés par la Contre-Réforme
catholique à partir de 1600 : Ostensoirs, tabernacles,
miroirs .
C'est ainsi qu'intervient un second degré dans l'ordre
symbolique dont les chabretas sont investies: un ensemble
de signes et de décors religieux s'est superposé
à une symbolique beaucoup plus ancienne, mythique,
celle des cornemuses du Moyen-Age. Les Cornemuses des bergers
C'est tout naturellement par le chemin des bergers que nous
suivons les chabrettes au sortir du Moyen-Age en Limousin.
Nous disposons à ce propos d'un texte exceptionnel.
Il s'agit du témoignage de Robert du Dorat (1589-1658),
décrivant les pratiques musicales de son temps :
"
C'est une chose étrange et admirable de voir
combien ce pays de Limousin et particulièrement
ce Comté de la Basse-Marche est adonné
aux joueurs d'hautbois et cornemuses, et aux danses,
n'y ayant guère bonne maison et village, non
seulement dedans le Limousin, la Basse-Marche et le
Poitou qu'il n'y ait quelqu'un de la maison ou du village
qui ne sache jouer de la musette ou cornemuse ou du
hautbois; et bien que ce soit des laboureurs et pauvres
paysans qui n'ont jamais rien su ni appris aucune chose
de la musique, qui ne savent lire ni écrire,
néanmoins jouent sur leurs dits hautbois et cornemuses
toutes sortes de branles tant nouveaux qu'anciens, sans
tablature ni autre invention humaine qu'on leur puisse
dire et les mettent sur les 4 parties et sons, si bien
accordants entre eux avec leurs dits instruments que
c'est chose belle et fort douce de les entendre, et
n'y rapportent autre artifice que la seule nature qui
le leur enseigne, qui est chose du tout admirable de
voir tous ces pauvres villageois jouer ainsi toutes
sortes de pièces qu'on leur peut dire et les
mettre sur les quatre parties fort bien et avec telle
méthode et art que les plus versés en
la musique ne sauraient guère mieux faire.
D'autres jouent fort bien de la flute allemande, du
fifre, du flageolet, sifflet, chalumeau et telles autres
gentillesses que les poêtes grecs et latins ont
décrit dans leurs bucoliques et pastorelles de
sorte que, paravant toutes ces guerres, tributs, subsides
et grandes tailles, des passages journaliers des gendarmes
qui sont venus depuis l'an 1630 en ça, l'on ne
voyait que par les bourgs et villages et sous les ormeaux,
châtaigners et cerisiers de la campagne, que danses
au son des cornemuses et hautbois ou bien aux chansons
entre jeunes hommes et filles, entre bergers et bergères
les jours de dimanche et fêtes.
Philippe de Comines et Pierre Mathieu en la vie du roi
Louis XI et Du Bouchet en ses Annales d'Aquitaine, rapportent
que le roi Louis XI étant véxé
d'une grande maladie mélancolique fit venir des
paysans et bergers de Poitou pour chanter et jouer de
leurs musettes, cornemuses et hautbois pour le réjouir
car, par la France, de grande ancienneté, l'on
fait état des hautbois de Poitou, sous laquelle
province est comprise la basse-Marche qui abonde en
nombre de paysans qui en savent très bien jouer
et sonner, et avaient accoutumé les jeunes gentilhommes
et jeunes demoiselles du dit pays de s'assembler depuis
le premier jour le Mai jusqu'au mois d'Août dans
les bois et forêts du pays et illec danser et
passer le temps au son des cornemuses et hautbois et
puis y faire collation et bonne chère et de se
donner le bouquet à tous les jours de dimanche
et de fêtes, ainsi que j'ai vu, et passer joyeusement
le temps...
Le peuple des dits pays observe entr'autres choses de
danser au son des hautbois et cornemuses aux fêtes
des saints de la paroisse, à savoir la vigile
de Saint-Jean-Baptiste, la vigile de Noël que l'on
fait aux églises champêtres où,
pendant l'offerte, le curé de la dîte paroisse
ou son vicaire commencent le premier à chanter
le noël qui dit:
"Laissez paître vos bêtes, pastoureaux,
Par monts et par vaux"
puis tous les paroissiens avec lui chantent le reste
du noël et , à la sortie de la messe de
minuit, tous les jeunes laboureurs, bergers et jeunes
femmes et bergères se mettent tous à danser
le reste de la nuit au son des cornemuses et hautbois
jusqu'à la messe du point du jour, que s'il fait
beau la dite nuit, que le temps soit serein et qu'il
fasse lune, ils dansent devant l'église ou au
cimetière, selon que la commodité de la
place est propre, que s'il fait mauvais temps et pluie,
ils se retirent dans quelque grange prochaine et illec,
le curé leur doit fournir la chandelle, ainsi
que j'ai vu pratiquer en mes jeunes années, tant
en l'église paroissiale de Dinsac que de Saint-Sornin-la-Marche
et autres.
Les mêmes danses se pratiquent aussi la vigile
de Saint-Jean Baptiste, au mois de juin, autour du feu
de joie que chaque village faisait; que, s'il n'y avait
pas de cornemuse et d'hautbois, ils dansaient aux chansons,
dont les jeunes femmes et bergères sont fournies
à foison.
Comme aussi aux jours de la dédicace des églises
paroissiales, les paysans tenaient leurs ballades avec
grande joie, faisant un roi, se festinant et dansant
le reste du jour avec les femmes et les filles du village..."
(...) "... C'est une chose admirable de voir de
pauvres rustiques qui ne savent point de musique jouer
néanmoins toutes sortes de branles à quatre
parties, soit supérieure, la taille, haute-contre
et la basse, sur leurs cornemuses, musettes et hautbois
à la ionique, car tous les branles que l'on appelle
de Poitou, non ceux de France, sont ioniques ou lidiens,
c'est à dire du cinquième au septième
ton..."
Mémoires de Robert du Dorat, copie de Dom
Fonteneau, Bib. municipale de Poitiers. |
Ce
texte fondamental doit être mis en relation avec un
autre texte, son exact contemporain, celui de l'Harmonie
Universelle du père Marin Mersenne(1636) , et
qui décrit très précisément
les instruments qu'il nomme la cornemuse des bergers d'une
part, et les cornemuse et hautbois de Poictou de l'autre.
L'époque était à la relecture des auteurs
grecs et latins, et les "Bucoliques" de Virgile
ont fortement influencé ces générations
d'intellectuels qui découvraient dans les campagnes
de France les "bergers musiciens" et un âge
d'or rural. Mais l'excès lyrique ne doit rien enlever
aux obervations réelles: Mersenne évoque les
cornemuses de façon généraliste, quand
Robert Du Dorat fournit un éclairage local. Mais
tous deux nous renvoient au Poitou, au Limousin, hauts lieux
de cornemuses au XVIIème siècle.
La mode des bergeries, des "bergers de théâtre",
a connu en Limousin un précédent historique
comme nous l'avons vu, sous la forme d'une confrèrie
de "pastoureaux" à Limoges. Cette mode
pastorale était déjà bien vivante à
l'époque de Mersenne, puisqu'il décrit longuement
la "musette" ou "cornemuse royale" dans
son Harmonie Universelle de 1636, eut sans doute ses prolongements
en Limousin. S'agissait-il essentiellement d'une pratique
de Cour, circonscrite à l'entourage immédiat
du Louvre, puis de Versailles? Le fameux texte de Borjon
de Scellery extrait de son Traîté de la Musette
(1672) donne à réfléchir: Il n'y a
rien de si commun depuis quelques années que de voir
la Noblesse, particulièrement celle qui fait son
séjour ordinaire à la campagne, compter parmi
les plaisirs celui de jouer de la Musette. On ne peut s'empêcher
de penser au marquis Claude Agnes de Calignon, seigneur
de Vicq-sur Breuilh en Limousin, dont la tradition locale
a fait le joueur de chabrette représenté dans
la crèche de Vicq : "le châtelain"
. Un noble jouant de la chabrette avant la Révolution,
n'y-a-t-il pas là une piste intéressante pour
une mise en lumière des relations entre chabrette
et musette de cour, relations que confirment par ailleurs
toutes nos observations au plan organologique?
Provincialisme / régionalisme. XIXème siècle
Etrangement, on sait peu de choses sur les cornemuses en
Limousin au XIXème siècle. Ce siècle,
qui vit l'accroissement démographique, et le développement
des pratiques artisanales des campagnes, a laissé
peu de traces quant aux pratiques artistiques populaires
en Limousin. Ici, pas d'auteur pour sublimer les musiques
locales, et le Limousin n'eut ni son George Sand, ni ses
Maîtres-Sonneurs, ni ce romantisme qui fit tant pour
l'invention d'une Bretagne ou d'une Corse exaltées
. C'est par le biais du renouveau linguistique, sous l'influence
du provençal Mistral, puis par le chemin détourné
de la chanson populaire à la suite des enquêtes
Fortoul, que le regard des intellectuels se porta sur les
musiques populaires locales. Et encore, ce ne seront longtemps
que les seules pratiques mettant en jeu la littérature
populaire, chansons, contes en langue limousine, qui préoccuperont
les amateurs éclairés, puis les premiers folkloristes.
Le jeu et la fabrication de cornemuses en Limousin semblent
appartenir, pour toute cette période, à une
sous-culture, une non-culture. Seuls les concours d'instruments,
à partir de 1892, mettront à jour définitivement
une pratique musicale dont tout nous porte à penser
qu'elle fut pourtant intense. On sait par les recherches
en archives de Louis Bonnaud et de Maxou Heintzein
que les cornemuses, musettes, chabrettes restent présentes
en Limousin un peu partout au début du XIXème
siècle. Elles ne sont jamais décrites, elles
apparaissent comme des objets du paysage, qui vont de soi,
dont rien ne justifierait un intérêt soudain
et particulier. Nous disposons donc paradoxalement de peu
d'éléments de connaissance, bien moins que
pour le XVIIème siècle. L'iconographie par
exemple est très pauvre, et il faut attendre la fin
du XIXème siècle et la popularisation de la
photographie, pour voir apparaître les joueurs de
"chabreta". Restent les instruments bien sûr,
très nombreux (123 chabretas observées à
la date de janvier 1999), et dont on peut assurer sans risque
que leur fabrication s'étale du XVIIème siècle
jusqu'aux années 1930.
La naissance de la pensée provincialiste. Les
Concours
A la fin du XIXème siècle, les joueurs de
cornemuse deviennent en Limousin des objets de curiosité
et de fierté locale. Il faut replacer cet engouement
dans le contexte du provincialisme naissant, et des débuts
de la folklorisation, des premiers ensembles folkloriques
tels les "Gals du Berry" à Chateauroux
(Indre). C'est surtout la pleine époque des "concours
de ménétriers" en Haute-Vienne et en
Corrèze, qui suivent la mode lancée en Berry
dès 1888, sur les traces des Maîtres Sonneurs
de George Sand. Les cornemuses ("musettes" ou
"chabrettes") y tiennent une place majeure.
LISTE DES CONCOURS en Limousin
à la fin du XIXème siècle, cliquez
ici
Les premiers concours apparaissent en Limousin en 1892 (Saint-Junien,
Saint-Yrieix), plusieurs chabretaires sont photographiés
à ces occasions, leurs noms apparaissent et nous
permettent de retrouver leur trace un siècle plus
tard.
Le théâtre populaire
Le provincialisme naissant emprunte plusieurs voies. L'une
d'elle est celle de la langue, et de la redécouverte
des parlers régionaux. La langue limousine se reconstruit,
à l'imitation de la redécouverte du langage
provençal par Frederic Mistral. En Limousin, le mouvement
des "Félibres" devient très actif,
et de véritables concours de poésies sont
organisés: les "fêtes de l'Eglantine".
Le théatre populaire se développe, on joue
dans les villages des pièces en "patois",
c'est-à-dire en langue locale. Les musiciens y tiennent
un rôle emblématique. Ces troupes préfigurent
les "groupes folkloriques" qui se développeront
à partir de 1920, et qui sont au départ essentiellement
des troupes de théâtre populaire. A partir
de 1930 et surtout dans l'immédiat après-guerre,
les joueurs de cornemuse ont peu l'occasion de s'exprimer,
et c'est dans ces groupes folkloriques qu'ils finissent
pour la plupart leur carrière: François Buisson
à Saint-Yrieix, Camillou Gavinet à La Roche-l'Abeille,
François Denis à Boisseuil, Louis Jarraud
à La Croisille, André Pangaud à Limoges...
La colonie limousine de Paris, constituée très
tôt en réseau social et politique à
l'image du mouvement auvergnat, sacralise avec nostalgie
la "chabrette" ancestrale . La cornemuse limousine,
au coeur d'un rêve fait de distance, d'exil et de
souvenirs d'enfance, devient peu à peu un instrument
emblématique d'un lieu, d'une province, rejoignant
ainsi la destinée de la plupart des cornemuses européennes
au XXème siècle, du Berry à l'Ecosse,
de la Galice à l'Irlande et la Bretagne.
Les collectionneurs. L'aventure muséale.
Dans le même temps où la cornemuse limousine
se folklorisait, mais où les derniers fabriquants
étaient encore en activité (Chabrely, Béjard),
les grands collectionneurs de la fin du XIXème siècle
découvraient ces cornemuses. On trouve ainsi deux
chabrettes dans la collection de Bricqueville, puis
dans celle de Cesbron. En Angleterre, la Cocks
Collection accueille également deux splendides
specimens. Plusieurs musées européens enrichissent
leurs collections à la fin du XIXème siècle
avec ce type de cornemuse : Stockholm, La Haye, Edinburgh,
Toulouse, le musée du Conservatoire de Paris... Curieusement,
l'origine limousine de ces instruments est totalemnt ignorée
par les collectionneurs. Tous insistent par contre dans
leur catalogues ou descriptions, sur la préciosité
de ces objets. Les datations sont très approximatives,
les attributions géographiques erronées: il
n'est pas rare de voir ces cornemuses confondues avec des
"zampognas" du sud de l'Italie, ou avec des cornemuses
écossaises. Seuls deux musées, installés
dans la zone de pratique de ces instruments, en mentionnent
l'origine exacte. Celle du musée de Périgueux
est acquise en 1842, elle provient des campagnes du Périgord.
Celles du musée de Guéret ont été
recueillies dans les environs de Saint-Sulpice le Guérétois.
Enfin Georges-Henri Rivière pour sa part, achète
directement une chabrette chez un brocanteur de Limoges
en 194: elle viendra enrichir les collections du tout nouveau
musée des ATP.
Et voici un autre niveau du sens: celui de l'objet muséal,
du statut d'objet de collection, de l'objet "d'art
et tradition populaire". "L'objet ne sert plus
à faire, mais il sert à représenter"
. Une légitimation des objets d'art populaire, des
instruments de musique populaire est-elle en oeuvre, légitimation
qui passerait par une inscription dans l'espace muséal,
celui de la collection et de la vitrine? On sait bien que
l'objet, quel qu'il soit, ne saurait être réduit
à sa matérialité, ni à sa technicité:
il possède un champ de significations qui transforme
parfois sa destination d'origine en rôle accessoire.
Doit-on considérer ces instruments comme des valeurs
immuables? Existera-t-il de toute éternité
un type "chabrette" sacralisé par le discours
ethnographique et par la collection, le musée? Lorsque
l'instrument ne "sert" plus, il sert encore...
N'y-a-t-il pas là un risque de pétrification
de l'objet,une folklorisation synonyme de mort? Et le sens
ultime de cette polysémie fascinante, celle de la
cornemuse à mémoires, s'achèverait-elle
par un hymne à la lumière noire, la lumière
de l'espace muséal définitif? Le XXème
siècle a partiellement répondu, déjà:
les cornemuses du Limousin ont connu de réelles transformations,
sous deux formes au moins: les humoristes-bricoleurs des
premières années du siècle, et la délocalisation
radicale qu'engendra le revival de la facture instrumentale
à partir des années 1980.
Humour-bricolage: l'anti-folklore.
François Denis et Léonard Faurilloux de Limoges,
Innocentin Cacadou des Monts d'Ambazac furent trois bricoleurs-fabriquants,
parmi les derniers, dont les objets nous soient parvenus
.
François Denis était un amuseur. Plusieurs
chabrettes de sa fabrication nous sont connues: elles sont
à son image, elles intriguent et font sourire. François
Denis utilisait toute sorte de matériaux qu'il
récupérait autour de lui, et intégrait
à ses instruements: tuyaux de plomberie, de mécanique,
pièces de pompes à vélo, cornes de
manche de parapluie, plaques de bicyclette, médailles
de concours, publicité... qui viennent s'ajouter
aux chaînes, miroirs, et décors dessinés
plus traditionnels. Son maître en musique fut Léonard
Faurilloux, de Limoges.
Faurilloux fut un fantastique chabretaire, vainqueur de
nombreux concours. "Premier chabretaire de Limoges",
peut-on lire sur sa tombe. Léonard Faurilloux, grand-père
du regretté André Pangaud, était horloger.
Il s'était donc fabriqué un boîtier
de chabrette décoré d'une montre, en parfait
état de marche, qui remplaçait ainsi le miroir
circulaire de l'ostensoir catholique. Ce que ce chabretaire-bricoleur
voulait montrer, c'était non pas le signe d'un héritage
religieux, mais la marque humoristique de son savoir-faire,
et le marqueur de son véritable métier : l'horloger
soignait sa publicité.
Ainsi les opinions "politiques" des derniers bricoleurs
ont-elles parfois trouvé dans le boîtier-tête
de l'instrument une place naturelle, là où
résidait le signe ancien, chrétien ou mythologique:
le miroir et ses significations en abîme. François
Denis fabriqua aussi une chabrette dont le boîtier
était "décoré d'une vue de la
ville de Limoges protégée par la Vierge".
A l'inverse, André Demargne qui rapportait cette
anecdote, m'avait offert un gros boîtier où
l'on pouvait admirer une médaille de concours, avec
ruban bleu-blanc-rouge républicain, sur fond de velours,
protégé par une plaque de verre: une petite
vitrine qui permettait au chabretaire d'exhiber ainsi à
la fois sa propre valeur musicale, et son engagement laïc:
mais le dos du boîtier, la face cachée donc,
s'ornait d'une large croix d'étain catholique: la
prudence du sens!
L'esthétique de la récupération, la
poétique du ferrailleur est au centre de cette branche
de l'art populaire au début du siècle: s'agit-il
d'un "arte povera", d'un art pauvre?
Le référent religieux reste important, même
chez les "fabricants de fortune" . Innocentin
Cacadou, chabretaire-bricoleur des Monts d'Ambazac, fabriquait
des instruments assez fidèles au modèle ancien.
Sa touche personnelle, il l'a mise dans un boîtier
encore, que nous avons retrouvé: une image de la
Vierge. Enfant trouvé par les Soeurs de Notre-Dame
de Sauvagnat, il dévouait pieusement sa musique à
la Vierge, et en remplaçant l'image conventionnelle,
symbolique et abstraite, du miroir, par cette imagerie saint-sulpicienne,
il s'inscrit dans une démarche de personnalisation
de l'instrument, qui dit beaucoup plus sur le musicien,
sur le bricoleur, que sur la tradition à laquelle
il se rattache.
Il existe dans la collection de l'Université de Yale
(Ann Arbor,Michigan), une chabrette qui porte, dans une
cavité à l'arrière du boîtier,
un petit sifflet que le musicien actionnait au moyen d'un
sorte de cheville. En se dégonflant l'instrument
devait produire un son amusant. On m'a parlé aussi
d'une chabrette surmontée d'un petit moulin d'enfant,
toujours sur le même principe éolien...
L'instrument populaire, l'instrument "de fortune",
est là, au carrefour d'une "opérativité"
recherchée, fonctionnelle, celle qui produit la musique,
et d'une "opérationnalité" révée,
celle qui porte le songe musical, parodique. Ce rôle
de la parodie dans la fabrication des instruments populaires
ne doit pas être négligé. Dans le cas
des chabrettes, il reste rare. Le trait d' humour est un
geste créatif, il est le signe qu'un objet référent
existe, celui d'un grand groupe anonyme. Mais un individu
est présent, celui qui parodie, qui innove, qui provoque
ou émerveille par sa performance étonnante.
Discours parodique très présent dans l'oeuvre
d'un Facteur Cheval, ou d'un Douanier Rousseau. Le rêve
de l'opérationnalité, celle qui donne aussi,
ou en plus, du sens, explique le recours à l'image
pieuse, républicaine, au signe ajouté, au
clin d'oeil parodique. C'est dans cette famille-là
que s'inscrit sans doute la chabrette du bricoleur, entre
humour et savoir-faire, entre le sérieux du musicien
et le rêve du clown.
Chabretas: la fin des territoires.
Un nouvel espace pour ces cornemuses s'est ouvert à
partir des années 1980. Donnant suite aux recherches
entreprises et à la remise en pratique de quelques
instruments anciens, de nouveaux fabriquants sont apparus
: Jacques Phelip, Robert Matta, Daniel Coudignac, Marius
Lutgerink, Andrew Heywood, Claude Romero, puis Thierry Boisvert,
Claude Girard et Olle Geris. La localisation extrême
des fabricants du XIXème siècle, tous concentrés
autour de Limoges (Compreignac ; Glanges, Magnac-Bourg,
Saint-Bonnet-Briance, Saint-Yrieix la Perche, Saint-Julien
le Vendômois) a laissé la place à une
fabrication totalement délocalisée, éclatée
sur le territoire français et européen : Périgueux,
Bordeaux, Toulouse, Poitiers, Amsterdam, Namur, Newcastle...
Les recherches menées depuis Lyon, Paris ou Limoges,
ont engendré des pratiques dispersées à
l'échelle de la planète. On joue cet instrument
à San Francisco, à Dublin, à Marseille,
on écoute des disques de chabrette à Tokyo,
à Tunis. Quel sens contemporain verrons-nous dans
cette délocalisation ? La chabrette "limousine",
perçue comme un instrument local, très local,
rejoint-elle dans sa destinée contemporaine la cornemuse-mère
de ses origines, cet instrument complexe, soumis aux multiples
influences, qui furt créé par des luthiers
des XVIIème et XVIIIème siècles? Un
instrument plongé dans un brassage de connaissances
et d'apports, dans une révolution de la facture instrumentale,
qui vit la création des musettes de cour à
Paris, des pastoral pipes en Angleterre, puis des uillean
pipes en Irlande, et des Northumbrian small pipes. Cette
inscription dès l'origine de ces cornemuses dans
un mouvement européen de recherche en facture instrumentale,
semble légitimer aujourd'hui un retour dans ce réseau
européen, après un séjour localisé
et localisant en Limousin de plus de deux siècles.
Un nouveau territoire s'élabore, qui est aussi le
territoire du rêve: celui d'un monde où la
musique voyage, où les connaissances s'échangent.
Voici donc un nouveau sens, encore un, celui de cette musique
nouvelle profondément racinée dans l'histoire,
ouverte au monde et paradoxalement libérée
de toute contrainte localisante. Qui saurait retracer les
influences musicales complexes, multiples et internationales
des chabretaires d'aujourd'hui?
Un Sens ultime.
Mais le sens ultime des cornemuses à miroirs, celui
qui restera en définitive comme essentiel, c'est
peut-être ce sentiment individuel et subjectif qui
reste la part onirique de chacun: une nostalgie pour certain,
un mystère pour d'autre, un outil, une bannière,
une modernité, un archaïsme... Ces objets endormis
suggèrent le temps, et profondément ils sont
d'un autre âge. Mais comment ignorer leur beauté
singulière, leur inquiétante étrangeté,
faite de miroirs, de signes et de mémoire? Leur destinée
les conduit aujourd'hui vers la vitrine du musée,
vers l'exposition, légitimés comme objets
de patrimoine à respecter, à conserver, à
connaître. Leur sens contemporain est là aussi,
et peut-être prennent-ils ainsi une nouvelle valeur.
Les
cornemuses à miroirs
laissent à chacun la liberté de souffler,
de jouer, et de les définir: en tant qu' objets d'art
populaire, en tant qu'instruments de musique, ou, tout simplement,
en tant qu'objets d'art.
©
Eric Montbel, 1999. Mel : eric.montbel@wanadoo.fr
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Boitier
de chabrette. Musée de Guéret (Creuse)
Felix Chabrely de
St
Bonnet-Briance (Hte Vienne) vers 1920.
Santon
de crèche , St Paul d'Eyjeaux, XVIIIème siècle
(?)
Boîtier
de chabrette, région de Limoges, XIXème (?)
siècle. Symboles chrétiens, miroir, ostensoir,
croix.
Boîtier
de grande chabrette. XVIIIème siècle. Ostensoir,
miroirs, croix.
Berger
joueur de cornemuse. Nicolas le Rouge, XVIème siècle.
Cornemuses
des bergers et Haubois de Poitou dans l'Harmonie Universelle
de Marin Mersenne (1636) : génèse des chabretas.
Concours
de chabrettes de Juillac (Corrèze), 1905.
Le
chabretaire Boutot dans la pièce d'Euzèbe
Bombal 'Lo Drac" vers 1900. (Coll. Ribouillault)
Le Chabretaire François Denis de Limoges, dans l'un
des premiers groupes folkloriques (années 1930).
Collection
de Bricqueville vers 1880. (Photo coll. Sinier-De Ridder)
Boîtier
de la chabrette de Léonard Faurilloux, horloger à
Limoges vers 1900.
Olle
Geris, factrice de chabrettes (Belgique), 1999.
Chabrette,
Musée de Stockhom (Suède).
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