Cet article est extrait du Catalogue de l'Exposition :

Souffler c'est Jouer. Chabretaires et Cornemuses à miroirs en Limousin (Modal Editions / CRMTL, 1999)

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CORNEMUSES, MIROIRS, MEMOIRE : Les souvenirs du sens.
Eric Montbel

Les cornemuses à miroirs du Limousin seraient-elles aussi des "cornemuses à mémoire"? Les chabrettes portent une diversité de charges symboliques, qui se sont additionnées au fil des âges sans s'annuler. A l'aide d'une approche sémiologique et historique de ces instruments de musique, il s'agit de montrer comment s'est opérée une stratification du sens, âge après âge, symbole après symbole, et comment la "chabreta" nous parvient en ce début de XXIème siècle comme un objet mystérieux porteur à la fois de musique, de mémoire et de rêve.

Une symbolique générale des cornemuses
Les chabrettes sont d'abord des cornemuses : la version limousine de l'instrument en conserve les sens anciens, primitifs. La cornemuse est porteuse de nombreux mythes présents dans tout le continent indo-européen, et tout autour de la Méditerranée. Le principe-même du jeu de l'instrument intrigue, et depuis toujours a suggéré du sens: le souffle continu et l'invisibilité du souffle, ce ventre enflé, ce petit animal qui geint, cet anthropomorphisme revendiqué, exagéré souvent par la mise en scène des musiciens et des fabriquants, induisent magie, sexe, mystère. Ce sens premier, associé à l'instrument depuis son origine, n'a pas disparu avec le temps. Il s'est enrichi d'autres sens, et cette addition sémilogique donne à cette cornemuse son mystère et sa beauté, son "inquiétante étrangeté" .
Car le sac de l'instrument est bien un ventre, un ventre à vent(s). Dans la peau des chabrettes anciennes, on trouve souvent des boules de matière brûne, faites d'oeuf, de miel, de saindou. On y verse traditionnellement un verre de vin, on y crache de l'air chaud, de la salive. Quoi d'étonnant à ce qu'une digestion s'y opére?! Le chabretaire Felix Chabrely versait une fois l'an dans le sac de sa chabrette un bol de bouillon gras, de la "soupe de Carnaval" disait-il. Le sens du geste, comme toujours, est double: efficacité objective de la graisse humide, de la matière fondue qui donnent au sac son étanchéité; efficacité symbolique, celle d'une digestion féconde dans un ventre animal. De cette opération mystérieuse proviennent le son, le souffle, la musique, la génération d'une chose mélodique et rituelle, qui n'est pas destinée à être comprise, mais à être entendue. Ainsi l'observe Jacques Bril: Les cornemuses, les bag-pipes, les binious, dont le souffle enfle comme un ventre une outre de peau qui restitue par pression sa provision de sons nasillards, illustre ce fantasme de grossesse. C'est ce que commémorait jadis la coutume des fêves de la Chandeleur, jour de renaissance dans le cycle de l'année, veille de la Saint-Blaise, dans le nom de qui l'étymologie reconnaît un germanique "blasen", souffler. Le caractère fécondant du souffle est ainsi clairement manifesté et l'acte de souffler n'est autre qu'un coït symbolique"

L'Animal, l'enfant, l'ancêtre
Voici, parmi d'autres, un sens ancien de la cornemuse, de la chabrette. Et cette forme presque vivante que l'on tient contre soi est un peu animale : c'est une "petite chèvre". Les matières dont elle est faite sont là pour insister sur cette idée : les cornes noires et blondes "de bélier" (Chabrely), les petits os de mouton sont choisis pour tourner les bagues décoratives; la peau de chèvre ou d'agneau est utilisée pour le sac. Les termes qui désignent les parties de l'instrument sont tout aussi anthropomorphiques : Le boitier est "la testa" (la tête), le pavillon "lo pé" (le pied), les anches "las lingas" (les langues) qui la feront "parler".
Mieux encore, la chabrette est presque considérée comme un enfant, une petite personne que l'on tient contre soi et que l'on berce. Chez les derniers joueurs, chez Gavinet, chez Pangaud les cornemuses reposent dans la chambre à coucher, exposées comme des poupées anciennes. On leur a fabriqué des "costumes" pour les habiller, on les conserve presque dans des écrins. Ce statut de bijou musical, renforcé par la préciosité extrême de certains décors, par les miroirs et les chaînes, par les bagues brillantes et les tissus précieux, par les bois tournés, concourt à donner à ces objets un rôle puissant: on les aime pour leur beauté baroque, mais aussi pour les souvenirs qu'elles évoquent. Ces instruments sont toujours rattachés à une mémoire familiale, elles sont les messages d'un musicien disparu, d'un âge qui n'est plus, et que l'on ne peut que regretter. Chez Pangaud, ce sont les chabrettes de Jean Rebier (le poète), de Léonard Faurilloux (le grand-père chabretaire), du père Denis (le maître-bricoleur). Chez Gavinet, c'est celle de Charles, le grand-père-fabricant.
La relation du musicien à son instrument fut parfois si forte que certaines cornemuses du Limousin ont été mises en terre avec leur propiétaire. Ainsi Bazuel de Puychaugas : "je lui ai donnée quand il est mort" disait Camillou Gavinet ; ainsi Jarri de La Plantade, ou Labrunie de Coussac-Bonneval.


L'enfant : le nouveau-né de la Crèche.
Dans le sens ancien, si la cornemuse est souvent associée à l'enfant, au nouveau-né, c'est aussi par le biais des bergers venus pour l'Adoration de Jesus-Christ . Dès le XIIIème siècle, les enlumineurs associent les bergers à l'Annonciation de la naissance du Christ. Les représentations profanes figurent également très tôt des joueurs de cornemuse parmi ces personnages de Noël, stéréotype immuable depuis le XIVème siècle au moins, et qui se transmettra jusqu'à l'époque contemporaine partout en Europe. La symbolique des cornemuses a trouvé dans cette situation particulière une juste place: celle des mythes suggérés par l'instrument à vent, l'évocation de grossesse, d'enfantement, du souffle de vie, qui génère une création correspondent à la symbolique du renouveau par la naissance d'un Sauveur, décrite par les Ecritures. La présence de bergers joueurs de cornemuse parmi les personnages de la Nativité n'est pas seulement illustrative et fidèle à un texte: elle donne un surcroît de sens, elle participe d'une sémiologie redondante.
Réforme catholique
L'emprunt par la religion catholique d'un espace mythique, au service du discours chrétien, n'est pas un fait isolé. On sait bien toute l'utilisation que fera le catholicisme des innombrables cultes de saints patrons, très localisés, de village en village. C'est à l'heure de la Réforme Catholique, c'est-à-dire au début du XVIIème siècle, qu'une utilisation nouvelle sera réservée aux cornemuses en Limousin . Cette utilisation nous est rapportée par les livres de compte de certaines confréries religieuses, qui se développent de façon spectaculaire à partir de la fin du XVIème siècle à Limoges, Saint-Junien, Aixe ou Verneuil . Pourtant, les statuts synodaux de 1619 tentent de limiter l'usage de la danse, des jeux et de la musique parmi les pratiques de ces confrèries. Mais il semble que les Confrères trouvèrent par de nombreux artifices d'écriture les moyens de contourner ces directives, et de poursuivre les usages anciens. C'est ainsi que nous rencontrons régulièrement des références aux "joueurs de cornemuse", aux "chabretayres" et "hautbois" dans les divers documents mis à jour. La confrèrie la plus célèbre, mais peut-être pas la plus significative, fut celle des "Pastoureaux" de Saint-Pierre du Queyroix de Limoges, dite aussi "Confrérie de Notre-Dame la Joyeuse". Fondée en 1490, elle exerça officiellement jusqu'en 1662, mais il semble que certains des usages rituels qu'elle avait mis en place ne disparurent qu'avec la Révolution. Plusieurs auteurs ont décrit les pratiques particulières des confrères de Notre-Dame la Joyeuse: C'était dans l'église Saint-Pierre du Queyroix que les confrères célébraient leurs cérémonies...Le soir de Noël et le jour des rois, ils paraient l'autel de feuillage, de houx, de buis et de divers emblèmes pieux. Près de l'autel, une "cabane" ou "tonne" faite de bois léger et de branchages, s'élevait, rappelant que c'était dans une étable que l'enfant Jésus avait d'abord été adoré. Là prenaient place le "sermoniadour" et les pastoureaux. Un certain nombre de confrères avaient en effet revêtu leur robe de bergers, ornée de lierre pour la circonstance. Assis sur des bancs dans la cabane, ils entonnaient en l'honneur de la Vierge une "chanson" ou cantique, qui paraît avoir été composée, sinon chaque année, du moins plusieurs fois, par un confrère".
Cette pieuse pratique était toujours accompagnée de danses, et d'un festin, du moins jusqu'aux interdits synodaux de 1619, qui proscrivent tout usage de la danse au sein des assemblées de confréries. Pourtant, c'est au non-respect de ces directives que la Confrérie des Pastoureaux devra sa dissolution en 1662 . Les instruments de musique mentionnés par les livres de compte de la confrérie sont nombreux. Parmi eux, "cornemuses", chabretaires" et "hautbois". Cette description fait inévitablement penser aux crèches populaires mises en place dans les églises pour Noël, avec ses joueurs de cornemuse de haute taille.
Existe-t-il un lien entre ces pratiques religieuses au sein de confréries, à Limoges, Verneuil, Aixe ou Saint-Junien, et les décors catholiques de nos cornemuses limousines ? Ce décor, aux références religieuses explicites ou implicites, est présent sur la plupart des chabrettes anciennes conservées. Il alimente nos débats depuis bien des années, sans qu'aucune réponse définitive ne puisse à ce jour être apportée. De même, il nous est impossible de dater exactement la fabrication de la plupart des instruments que nous avons retrouvés; il nous arrive même de craindre une erreur d'estimation de plusieurs dizaines d'années: tant il est vrai et souvent constaté, que le décor populaire utilise des traits stylistiques à long terme, mais aussi des emprunts qui tiennent peu compte des modes et des variations qui leurs sont contemporaines. Felix Chabrely de Saint-Bonnet-Briance, par exemple, dont nous savons avec la plus grande certitude qu'il fabriqua des chabrettes entre 1880 et 1920, utilise des matières, des formes, des références de décors et de symboles que nous retrouvons presqu'à l'identique sur des cornemuses fabriquées un siècle avant lui. Certains signes sont ceux d'un vocabulaire iconique chrétien très ancien (croix, cercles pointés, étoiles, tétramorphes, Evangélistes), d'autres sont au contraire plus récents, et correspondent aux signes inventés et diffusés par la Contre-Réforme catholique à partir de 1600 : Ostensoirs, tabernacles, miroirs .
C'est ainsi qu'intervient un second degré dans l'ordre symbolique dont les chabretas sont investies: un ensemble de signes et de décors religieux s'est superposé à une symbolique beaucoup plus ancienne, mythique, celle des cornemuses du Moyen-Age. Les Cornemuses des bergers
C'est tout naturellement par le chemin des bergers que nous suivons les chabrettes au sortir du Moyen-Age en Limousin. Nous disposons à ce propos d'un texte exceptionnel. Il s'agit du témoignage de Robert du Dorat (1589-1658), décrivant les pratiques musicales de son temps :

" C'est une chose étrange et admirable de voir combien ce pays de Limousin et particulièrement ce Comté de la Basse-Marche est adonné aux joueurs d'hautbois et cornemuses, et aux danses, n'y ayant guère bonne maison et village, non seulement dedans le Limousin, la Basse-Marche et le Poitou qu'il n'y ait quelqu'un de la maison ou du village qui ne sache jouer de la musette ou cornemuse ou du hautbois; et bien que ce soit des laboureurs et pauvres paysans qui n'ont jamais rien su ni appris aucune chose de la musique, qui ne savent lire ni écrire, néanmoins jouent sur leurs dits hautbois et cornemuses toutes sortes de branles tant nouveaux qu'anciens, sans tablature ni autre invention humaine qu'on leur puisse dire et les mettent sur les 4 parties et sons, si bien accordants entre eux avec leurs dits instruments que c'est chose belle et fort douce de les entendre, et n'y rapportent autre artifice que la seule nature qui le leur enseigne, qui est chose du tout admirable de voir tous ces pauvres villageois jouer ainsi toutes sortes de pièces qu'on leur peut dire et les mettre sur les quatre parties fort bien et avec telle méthode et art que les plus versés en la musique ne sauraient guère mieux faire.
D'autres jouent fort bien de la flute allemande, du fifre, du flageolet, sifflet, chalumeau et telles autres gentillesses que les poêtes grecs et latins ont décrit dans leurs bucoliques et pastorelles de sorte que, paravant toutes ces guerres, tributs, subsides et grandes tailles, des passages journaliers des gendarmes qui sont venus depuis l'an 1630 en ça, l'on ne voyait que par les bourgs et villages et sous les ormeaux, châtaigners et cerisiers de la campagne, que danses au son des cornemuses et hautbois ou bien aux chansons entre jeunes hommes et filles, entre bergers et bergères les jours de dimanche et fêtes.
Philippe de Comines et Pierre Mathieu en la vie du roi Louis XI et Du Bouchet en ses Annales d'Aquitaine, rapportent que le roi Louis XI étant véxé d'une grande maladie mélancolique fit venir des paysans et bergers de Poitou pour chanter et jouer de leurs musettes, cornemuses et hautbois pour le réjouir car, par la France, de grande ancienneté, l'on fait état des hautbois de Poitou, sous laquelle province est comprise la basse-Marche qui abonde en nombre de paysans qui en savent très bien jouer et sonner, et avaient accoutumé les jeunes gentilhommes et jeunes demoiselles du dit pays de s'assembler depuis le premier jour le Mai jusqu'au mois d'Août dans les bois et forêts du pays et illec danser et passer le temps au son des cornemuses et hautbois et puis y faire collation et bonne chère et de se donner le bouquet à tous les jours de dimanche et de fêtes, ainsi que j'ai vu, et passer joyeusement le temps...
Le peuple des dits pays observe entr'autres choses de danser au son des hautbois et cornemuses aux fêtes des saints de la paroisse, à savoir la vigile de Saint-Jean-Baptiste, la vigile de Noël que l'on fait aux églises champêtres où, pendant l'offerte, le curé de la dîte paroisse ou son vicaire commencent le premier à chanter le noël qui dit:
"Laissez paître vos bêtes, pastoureaux, Par monts et par vaux"
puis tous les paroissiens avec lui chantent le reste du noël et , à la sortie de la messe de minuit, tous les jeunes laboureurs, bergers et jeunes femmes et bergères se mettent tous à danser le reste de la nuit au son des cornemuses et hautbois jusqu'à la messe du point du jour, que s'il fait beau la dite nuit, que le temps soit serein et qu'il fasse lune, ils dansent devant l'église ou au cimetière, selon que la commodité de la place est propre, que s'il fait mauvais temps et pluie, ils se retirent dans quelque grange prochaine et illec, le curé leur doit fournir la chandelle, ainsi que j'ai vu pratiquer en mes jeunes années, tant en l'église paroissiale de Dinsac que de Saint-Sornin-la-Marche et autres.
Les mêmes danses se pratiquent aussi la vigile de Saint-Jean Baptiste, au mois de juin, autour du feu de joie que chaque village faisait; que, s'il n'y avait pas de cornemuse et d'hautbois, ils dansaient aux chansons, dont les jeunes femmes et bergères sont fournies à foison.
Comme aussi aux jours de la dédicace des églises paroissiales, les paysans tenaient leurs ballades avec grande joie, faisant un roi, se festinant et dansant le reste du jour avec les femmes et les filles du village..." (...) "... C'est une chose admirable de voir de pauvres rustiques qui ne savent point de musique jouer néanmoins toutes sortes de branles à quatre parties, soit supérieure, la taille, haute-contre et la basse, sur leurs cornemuses, musettes et hautbois à la ionique, car tous les branles que l'on appelle de Poitou, non ceux de France, sont ioniques ou lidiens, c'est à dire du cinquième au septième ton..."

Mémoires de Robert du Dorat, copie de Dom Fonteneau, Bib. municipale de Poitiers.

Ce texte fondamental doit être mis en relation avec un autre texte, son exact contemporain, celui de l'Harmonie Universelle du père Marin Mersenne(1636) , et qui décrit très précisément les instruments qu'il nomme la cornemuse des bergers d'une part, et les cornemuse et hautbois de Poictou de l'autre. L'époque était à la relecture des auteurs grecs et latins, et les "Bucoliques" de Virgile ont fortement influencé ces générations d'intellectuels qui découvraient dans les campagnes de France les "bergers musiciens" et un âge d'or rural. Mais l'excès lyrique ne doit rien enlever aux obervations réelles: Mersenne évoque les cornemuses de façon généraliste, quand Robert Du Dorat fournit un éclairage local. Mais tous deux nous renvoient au Poitou, au Limousin, hauts lieux de cornemuses au XVIIème siècle.

La mode des bergeries, des "bergers de théâtre", a connu en Limousin un précédent historique comme nous l'avons vu, sous la forme d'une confrèrie de "pastoureaux" à Limoges. Cette mode pastorale était déjà bien vivante à l'époque de Mersenne, puisqu'il décrit longuement la "musette" ou "cornemuse royale" dans son Harmonie Universelle de 1636, eut sans doute ses prolongements en Limousin. S'agissait-il essentiellement d'une pratique de Cour, circonscrite à l'entourage immédiat du Louvre, puis de Versailles? Le fameux texte de Borjon de Scellery extrait de son Traîté de la Musette (1672) donne à réfléchir: Il n'y a rien de si commun depuis quelques années que de voir la Noblesse, particulièrement celle qui fait son séjour ordinaire à la campagne, compter parmi les plaisirs celui de jouer de la Musette. On ne peut s'empêcher de penser au marquis Claude Agnes de Calignon, seigneur de Vicq-sur Breuilh en Limousin, dont la tradition locale a fait le joueur de chabrette représenté dans la crèche de Vicq : "le châtelain" . Un noble jouant de la chabrette avant la Révolution, n'y-a-t-il pas là une piste intéressante pour une mise en lumière des relations entre chabrette et musette de cour, relations que confirment par ailleurs toutes nos observations au plan organologique?


Provincialisme / régionalisme. XIXème siècle
Etrangement, on sait peu de choses sur les cornemuses en Limousin au XIXème siècle. Ce siècle, qui vit l'accroissement démographique, et le développement des pratiques artisanales des campagnes, a laissé peu de traces quant aux pratiques artistiques populaires en Limousin. Ici, pas d'auteur pour sublimer les musiques locales, et le Limousin n'eut ni son George Sand, ni ses Maîtres-Sonneurs, ni ce romantisme qui fit tant pour l'invention d'une Bretagne ou d'une Corse exaltées . C'est par le biais du renouveau linguistique, sous l'influence du provençal Mistral, puis par le chemin détourné de la chanson populaire à la suite des enquêtes Fortoul, que le regard des intellectuels se porta sur les musiques populaires locales. Et encore, ce ne seront longtemps que les seules pratiques mettant en jeu la littérature populaire, chansons, contes en langue limousine, qui préoccuperont les amateurs éclairés, puis les premiers folkloristes. Le jeu et la fabrication de cornemuses en Limousin semblent appartenir, pour toute cette période, à une sous-culture, une non-culture. Seuls les concours d'instruments, à partir de 1892, mettront à jour définitivement une pratique musicale dont tout nous porte à penser qu'elle fut pourtant intense. On sait par les recherches en archives de Louis Bonnaud et de Maxou Heintzein que les cornemuses, musettes, chabrettes restent présentes en Limousin un peu partout au début du XIXème siècle. Elles ne sont jamais décrites, elles apparaissent comme des objets du paysage, qui vont de soi, dont rien ne justifierait un intérêt soudain et particulier. Nous disposons donc paradoxalement de peu d'éléments de connaissance, bien moins que pour le XVIIème siècle. L'iconographie par exemple est très pauvre, et il faut attendre la fin du XIXème siècle et la popularisation de la photographie, pour voir apparaître les joueurs de "chabreta". Restent les instruments bien sûr, très nombreux (123 chabretas observées à la date de janvier 1999), et dont on peut assurer sans risque que leur fabrication s'étale du XVIIème siècle jusqu'aux années 1930.


La naissance de la pensée provincialiste. Les Concours
A la fin du XIXème siècle, les joueurs de cornemuse deviennent en Limousin des objets de curiosité et de fierté locale. Il faut replacer cet engouement dans le contexte du provincialisme naissant, et des débuts de la folklorisation, des premiers ensembles folkloriques tels les "Gals du Berry" à Chateauroux (Indre). C'est surtout la pleine époque des "concours de ménétriers" en Haute-Vienne et en Corrèze, qui suivent la mode lancée en Berry dès 1888, sur les traces des Maîtres Sonneurs de George Sand. Les cornemuses ("musettes" ou "chabrettes") y tiennent une place majeure.

LISTE DES CONCOURS en Limousin à la fin du XIXème siècle, cliquez ici
Les premiers concours apparaissent en Limousin en 1892 (Saint-Junien, Saint-Yrieix), plusieurs chabretaires sont photographiés à ces occasions, leurs noms apparaissent et nous permettent de retrouver leur trace un siècle plus tard.


Le théâtre populaire
Le provincialisme naissant emprunte plusieurs voies. L'une d'elle est celle de la langue, et de la redécouverte des parlers régionaux. La langue limousine se reconstruit, à l'imitation de la redécouverte du langage provençal par Frederic Mistral. En Limousin, le mouvement des "Félibres" devient très actif, et de véritables concours de poésies sont organisés: les "fêtes de l'Eglantine". Le théatre populaire se développe, on joue dans les villages des pièces en "patois", c'est-à-dire en langue locale. Les musiciens y tiennent un rôle emblématique. Ces troupes préfigurent les "groupes folkloriques" qui se développeront à partir de 1920, et qui sont au départ essentiellement des troupes de théâtre populaire. A partir de 1930 et surtout dans l'immédiat après-guerre, les joueurs de cornemuse ont peu l'occasion de s'exprimer, et c'est dans ces groupes folkloriques qu'ils finissent pour la plupart leur carrière: François Buisson à Saint-Yrieix, Camillou Gavinet à La Roche-l'Abeille, François Denis à Boisseuil, Louis Jarraud à La Croisille, André Pangaud à Limoges... La colonie limousine de Paris, constituée très tôt en réseau social et politique à l'image du mouvement auvergnat, sacralise avec nostalgie la "chabrette" ancestrale . La cornemuse limousine, au coeur d'un rêve fait de distance, d'exil et de souvenirs d'enfance, devient peu à peu un instrument emblématique d'un lieu, d'une province, rejoignant ainsi la destinée de la plupart des cornemuses européennes au XXème siècle, du Berry à l'Ecosse, de la Galice à l'Irlande et la Bretagne.


Les collectionneurs. L'aventure muséale.
Dans le même temps où la cornemuse limousine se folklorisait, mais où les derniers fabriquants étaient encore en activité (Chabrely, Béjard), les grands collectionneurs de la fin du XIXème siècle découvraient ces cornemuses. On trouve ainsi deux chabrettes dans la collection de Bricqueville, puis dans celle de Cesbron. En Angleterre, la Cocks Collection accueille également deux splendides specimens. Plusieurs musées européens enrichissent leurs collections à la fin du XIXème siècle avec ce type de cornemuse : Stockholm, La Haye, Edinburgh, Toulouse, le musée du Conservatoire de Paris... Curieusement, l'origine limousine de ces instruments est totalemnt ignorée par les collectionneurs. Tous insistent par contre dans leur catalogues ou descriptions, sur la préciosité de ces objets. Les datations sont très approximatives, les attributions géographiques erronées: il n'est pas rare de voir ces cornemuses confondues avec des "zampognas" du sud de l'Italie, ou avec des cornemuses écossaises. Seuls deux musées, installés dans la zone de pratique de ces instruments, en mentionnent l'origine exacte. Celle du musée de Périgueux est acquise en 1842, elle provient des campagnes du Périgord. Celles du musée de Guéret ont été recueillies dans les environs de Saint-Sulpice le Guérétois. Enfin Georges-Henri Rivière pour sa part, achète directement une chabrette chez un brocanteur de Limoges en 194: elle viendra enrichir les collections du tout nouveau musée des ATP.
Et voici un autre niveau du sens: celui de l'objet muséal, du statut d'objet de collection, de l'objet "d'art et tradition populaire". "L'objet ne sert plus à faire, mais il sert à représenter" . Une légitimation des objets d'art populaire, des instruments de musique populaire est-elle en oeuvre, légitimation qui passerait par une inscription dans l'espace muséal, celui de la collection et de la vitrine? On sait bien que l'objet, quel qu'il soit, ne saurait être réduit à sa matérialité, ni à sa technicité: il possède un champ de significations qui transforme parfois sa destination d'origine en rôle accessoire. Doit-on considérer ces instruments comme des valeurs immuables? Existera-t-il de toute éternité un type "chabrette" sacralisé par le discours ethnographique et par la collection, le musée? Lorsque l'instrument ne "sert" plus, il sert encore... N'y-a-t-il pas là un risque de pétrification de l'objet,une folklorisation synonyme de mort? Et le sens ultime de cette polysémie fascinante, celle de la cornemuse à mémoires, s'achèverait-elle par un hymne à la lumière noire, la lumière de l'espace muséal définitif? Le XXème siècle a partiellement répondu, déjà: les cornemuses du Limousin ont connu de réelles transformations, sous deux formes au moins: les humoristes-bricoleurs des premières années du siècle, et la délocalisation radicale qu'engendra le revival de la facture instrumentale à partir des années 1980.


Humour-bricolage: l'anti-folklore.
François Denis et Léonard Faurilloux de Limoges, Innocentin Cacadou des Monts d'Ambazac furent trois bricoleurs-fabriquants, parmi les derniers, dont les objets nous soient parvenus .
François Denis était un amuseur. Plusieurs chabrettes de sa fabrication nous sont connues: elles sont à son image, elles intriguent et font sourire. François Denis utilisait toute sorte de matériaux qu'il récupérait autour de lui, et intégrait à ses instruements: tuyaux de plomberie, de mécanique, pièces de pompes à vélo, cornes de manche de parapluie, plaques de bicyclette, médailles de concours, publicité... qui viennent s'ajouter aux chaînes, miroirs, et décors dessinés plus traditionnels. Son maître en musique fut Léonard Faurilloux, de Limoges.
Faurilloux fut un fantastique chabretaire, vainqueur de nombreux concours. "Premier chabretaire de Limoges", peut-on lire sur sa tombe. Léonard Faurilloux, grand-père du regretté André Pangaud, était horloger. Il s'était donc fabriqué un boîtier de chabrette décoré d'une montre, en parfait état de marche, qui remplaçait ainsi le miroir circulaire de l'ostensoir catholique. Ce que ce chabretaire-bricoleur voulait montrer, c'était non pas le signe d'un héritage religieux, mais la marque humoristique de son savoir-faire, et le marqueur de son véritable métier : l'horloger soignait sa publicité.
Ainsi les opinions "politiques" des derniers bricoleurs ont-elles parfois trouvé dans le boîtier-tête de l'instrument une place naturelle, là où résidait le signe ancien, chrétien ou mythologique: le miroir et ses significations en abîme. François Denis fabriqua aussi une chabrette dont le boîtier était "décoré d'une vue de la ville de Limoges protégée par la Vierge". A l'inverse, André Demargne qui rapportait cette anecdote, m'avait offert un gros boîtier où l'on pouvait admirer une médaille de concours, avec ruban bleu-blanc-rouge républicain, sur fond de velours, protégé par une plaque de verre: une petite vitrine qui permettait au chabretaire d'exhiber ainsi à la fois sa propre valeur musicale, et son engagement laïc: mais le dos du boîtier, la face cachée donc, s'ornait d'une large croix d'étain catholique: la prudence du sens!
L'esthétique de la récupération, la poétique du ferrailleur est au centre de cette branche de l'art populaire au début du siècle: s'agit-il d'un "arte povera", d'un art pauvre?
Le référent religieux reste important, même chez les "fabricants de fortune" . Innocentin Cacadou, chabretaire-bricoleur des Monts d'Ambazac, fabriquait des instruments assez fidèles au modèle ancien. Sa touche personnelle, il l'a mise dans un boîtier encore, que nous avons retrouvé: une image de la Vierge. Enfant trouvé par les Soeurs de Notre-Dame de Sauvagnat, il dévouait pieusement sa musique à la Vierge, et en remplaçant l'image conventionnelle, symbolique et abstraite, du miroir, par cette imagerie saint-sulpicienne, il s'inscrit dans une démarche de personnalisation de l'instrument, qui dit beaucoup plus sur le musicien, sur le bricoleur, que sur la tradition à laquelle il se rattache.
Il existe dans la collection de l'Université de Yale (Ann Arbor,Michigan), une chabrette qui porte, dans une cavité à l'arrière du boîtier, un petit sifflet que le musicien actionnait au moyen d'un sorte de cheville. En se dégonflant l'instrument devait produire un son amusant. On m'a parlé aussi d'une chabrette surmontée d'un petit moulin d'enfant, toujours sur le même principe éolien...
L'instrument populaire, l'instrument "de fortune", est là, au carrefour d'une "opérativité" recherchée, fonctionnelle, celle qui produit la musique, et d'une "opérationnalité" révée, celle qui porte le songe musical, parodique. Ce rôle de la parodie dans la fabrication des instruments populaires ne doit pas être négligé. Dans le cas des chabrettes, il reste rare. Le trait d' humour est un geste créatif, il est le signe qu'un objet référent existe, celui d'un grand groupe anonyme. Mais un individu est présent, celui qui parodie, qui innove, qui provoque ou émerveille par sa performance étonnante. Discours parodique très présent dans l'oeuvre d'un Facteur Cheval, ou d'un Douanier Rousseau. Le rêve de l'opérationnalité, celle qui donne aussi, ou en plus, du sens, explique le recours à l'image pieuse, républicaine, au signe ajouté, au clin d'oeil parodique. C'est dans cette famille-là que s'inscrit sans doute la chabrette du bricoleur, entre humour et savoir-faire, entre le sérieux du musicien et le rêve du clown.


Chabretas: la fin des territoires.
Un nouvel espace pour ces cornemuses s'est ouvert à partir des années 1980. Donnant suite aux recherches entreprises et à la remise en pratique de quelques instruments anciens, de nouveaux fabriquants sont apparus : Jacques Phelip, Robert Matta, Daniel Coudignac, Marius Lutgerink, Andrew Heywood, Claude Romero, puis Thierry Boisvert, Claude Girard et Olle Geris. La localisation extrême des fabricants du XIXème siècle, tous concentrés autour de Limoges (Compreignac ; Glanges, Magnac-Bourg, Saint-Bonnet-Briance, Saint-Yrieix la Perche, Saint-Julien le Vendômois) a laissé la place à une fabrication totalement délocalisée, éclatée sur le territoire français et européen : Périgueux, Bordeaux, Toulouse, Poitiers, Amsterdam, Namur, Newcastle... Les recherches menées depuis Lyon, Paris ou Limoges, ont engendré des pratiques dispersées à l'échelle de la planète. On joue cet instrument à San Francisco, à Dublin, à Marseille, on écoute des disques de chabrette à Tokyo, à Tunis. Quel sens contemporain verrons-nous dans cette délocalisation ? La chabrette "limousine", perçue comme un instrument local, très local, rejoint-elle dans sa destinée contemporaine la cornemuse-mère de ses origines, cet instrument complexe, soumis aux multiples influences, qui furt créé par des luthiers des XVIIème et XVIIIème siècles? Un instrument plongé dans un brassage de connaissances et d'apports, dans une révolution de la facture instrumentale, qui vit la création des musettes de cour à Paris, des pastoral pipes en Angleterre, puis des uillean pipes en Irlande, et des Northumbrian small pipes. Cette inscription dès l'origine de ces cornemuses dans un mouvement européen de recherche en facture instrumentale, semble légitimer aujourd'hui un retour dans ce réseau européen, après un séjour localisé et localisant en Limousin de plus de deux siècles. Un nouveau territoire s'élabore, qui est aussi le territoire du rêve: celui d'un monde où la musique voyage, où les connaissances s'échangent. Voici donc un nouveau sens, encore un, celui de cette musique nouvelle profondément racinée dans l'histoire, ouverte au monde et paradoxalement libérée de toute contrainte localisante. Qui saurait retracer les influences musicales complexes, multiples et internationales des chabretaires d'aujourd'hui?


Un Sens ultime.
Mais le sens ultime des cornemuses à miroirs, celui qui restera en définitive comme essentiel, c'est peut-être ce sentiment individuel et subjectif qui reste la part onirique de chacun: une nostalgie pour certain, un mystère pour d'autre, un outil, une bannière, une modernité, un archaïsme... Ces objets endormis suggèrent le temps, et profondément ils sont d'un autre âge. Mais comment ignorer leur beauté singulière, leur inquiétante étrangeté, faite de miroirs, de signes et de mémoire? Leur destinée les conduit aujourd'hui vers la vitrine du musée, vers l'exposition, légitimés comme objets de patrimoine à respecter, à conserver, à connaître. Leur sens contemporain est là aussi, et peut-être prennent-ils ainsi une nouvelle valeur.

Les cornemuses à miroirs laissent à chacun la liberté de souffler, de jouer, et de les définir: en tant qu' objets d'art populaire, en tant qu'instruments de musique, ou, tout simplement, en tant qu'objets d'art.

© Eric Montbel, 1999. Mel : eric.montbel@wanadoo.fr

 


Boitier de chabrette. Musée de Guéret (Creuse)



 

 


Felix Chabrely
de St Bonnet-Briance (Hte Vienne) vers 1920.

 

 

 

Santon de crèche , St Paul d'Eyjeaux, XVIIIème siècle (?)

 

 

 

Boîtier de chabrette, région de Limoges, XIXème (?) siècle. Symboles chrétiens, miroir, ostensoir, croix.

 


Boîtier de grande chabrette. XVIIIème siècle. Ostensoir, miroirs, croix.

 

 

Berger joueur de cornemuse. Nicolas le Rouge, XVIème siècle.

 

 

Cornemuses des bergers et Haubois de Poitou dans l'Harmonie Universelle de Marin Mersenne (1636) : génèse des chabretas.

 

 

 

 

Concours de chabrettes de Juillac (Corrèze), 1905.

 

 

 

 

 

Le chabretaire Boutot dans la pièce d'Euzèbe Bombal 'Lo Drac" vers 1900. (Coll. Ribouillault)

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Chabretaire François Denis de Limoges, dans l'un des premiers groupes folkloriques (années 1930).

 

 

 

 

Collection de Bricqueville vers 1880. (Photo coll. Sinier-De Ridder)

 

 

 

Boîtier de la chabrette de Léonard Faurilloux, horloger à Limoges vers 1900.

 

 

 

 

 

 

 

Olle Geris, factrice de chabrettes (Belgique), 1999.

 

 

Chabrette, Musée de Stockhom (Suède).