Lorsque
Eric
Montbel, tout jeune joueur de cornemuse, s'est intéressé
aux cornemuses à miroirs du Limousin, les "chabretas",
il a effectué de longues recherches de terrain en Limousin
et ailleurs et découvert de très nombreux instruments
anciens. Il a donné à ces instruments un nouveau
style et de nouveaux répertoires. Avec deux amis luthiers,
Thierry Boisvert et Claude Girard, il a contribué à
la renaissance de ces cornemuses. Voici quelques informations
utiles sur les cornemuses à miroirs du Limousin.
Les"
Chabretas" sont des cornemuses
jouées et fabriquées autour de Limoges. On
rencontrait de nombreux joueurs de cornemuse en Limousin
au XIXème siècle: en Haute-Vienne, en Corrèze,
en Dordogne, la cornemuse se nomme "chabreta",
et celui qui l'utilise "chabretaire", dans cette
langue d'oc parlée par tous jusqu'à la guerre
de 1914. Les cornemuses jouées en Limousin furent
très diverses : les plus récentes, d'importation
auvergnate ou bourbonnaises, venaient du nord et du sud.
Mais une cornemuse particulière fut longtemps fabriquée
et jouée en Limousin: c'est elle que l'on nomme aujourd'hui"chabreta",
ou "chabrette" par francisation, et c'est elle
que fait entendre ces enregistrements.
Cornemuses à miroirs, car leur boîtier
est toujours très décoré avec des petits
miroirs sertis à l'étain, qui donnent à
l'instrument sa beauté, son mystère. L'étrangeté
de ces décorations évoque tout autant les
symboles anciens d'une culture oubliée, que les signes
de la religion catholique, plus proche de nous: ostensoirs,
coeurs et étoiles, soleils...Tout l'instrument est
du reste recouvert de signes tracés à l'acide
et à la potasse: car les pièces de buis se
prètent à ces décors d'artisan: le
hautbois et son pavillon, les bourdons, le porte-vent ou
le boîtier sont ainsi décorés de serpentins,
de cercles, de points tracés ou gravés, de
spirales qui ajoutent encore au mystère des miroirs.
Certaines chabrettes anciennes portent de lourdes chaînes,
qui rappellent des chapelets ou des bijoux. Chaque pièce
de bois est renforcée par de nombreuses bagues d'étain,
d'os, de corne noires et blondes. La poche elle-même
est souvent recouverte d'une "robe" ou d'un "costume"
comme disent les chabretaires, de velours, de soie ou de
coton aux couleurs choisies: bref tout l'instrument est
conçu et présenté comme une chose à
voir autant qu'à entendre, dans une sorte de féminisation
de l'objet, presque bijou, plus tout-à-fait instrument
de musique. Cette curieuse propension des "chabretas"
à transcender le rôle musical permet de les
voir comme des icônes populaires, puissantes dans
leur charge d'étrangeté et leur force sémantique,
où tout fait sens, les matières, les formes,
les décors, les sons et les systèmes musicaux.
De la musique des chabrettes, celle que l'on entendait
aux XVIIIème, au XIXème siècle, nous
savons peu de choses: les chabretaires sont morts avant
la guerre de 1914, et les trois musiciens exceptionnels
que j'ai rencontrés portaient seuls tout le souvenir
d'un continent musical englouti: Camillou Gavinet, André
Pangaud, Louis Jarraud qui m'ont tant appris. Car ils parlaient
d'une époque enfuie où les cornemuses résonnaient
partout: Camillou Gavinet de Chateau-Chervix, chabretaire,
petit-fils de chabretaire et fabricant de chabreta, André
Pangaud de Limoges, chabretaire, petit-fils de chabretaire,
Louis Jarraud de La Croisille, chabretaire, neveu de chabretaire...faisaient
revivre tous ces musiciens qui croisèrent leur jeunesse
et dont quelques mélodies furent transmises: Pradeau
dit "Lo Jai", Bazuel de Chateau-Chervix, Lo Becat
de Jumilhac, Denis, Béjard, Faurilloux de Limoges,
Chabrely de Luchat, Buisson, Lauret de St-Yrieix-la-Perche...la
musique ainsi transmise possède les caractères
communs aux cornemuses d'Europe occidentale, telles qu'on
les rencontre en Gallice, en Languedoc, en Vendée,
en Ecosse, en Flandres tout comme en Berry, Bresse, Basse-Auvergne
ou Bourbonnais: des systèmes musicaux où le
bourdon est omniprésent, bourdon sur lequel se développent
des mélodies à caractère modal. Mélodies
parfois anciennes, conçues dans cette esthétique
particulière qui est celle des musiques à
bourdon; mélodies parfois plus récentes, mélodies
héritées d'un système tonal moderne,
et "modalisées" par les musiciens populaires:
valses, polkas, etc...Mais les chabretas du Limousin laissent
entrevoir d'autres possibilités: leur échelle
mélodique est presqu'entièrement chromatique,
et permet donc des variations de mode à l'intérieur
d'une même pièce musicale: tierces mineures
ou majeures notamment. Le travail sur le son, par doigtés
couverts et glissés, hérités des jeux
de "cabrette" d'Auvergne, et par modification
de la colonne d'air, offre une expressivité dont
dispose peu de cornemuses occidentales. L'effet de "plainte"
est obtenu en bouchant partiellement le pavillon du hautbois
avec le genou droit, technique qui était utilisée
par Camillou Gavinet et qu'il avait observé chez
plusieurs chabretaires dans son enfance. La chabreta est
dotée d'une anche double en roseau à ligature
métallique pour le hautbois, d'anches en sureau pour
les bourdons: il en résulte une douceur de son qui
se prète à des répertoires mélodiques
et chantants, pleins d'expressivité parfois pathétique.
Ce que les vieux chabretaires exprimaient par les termes
"faï planher", fais plaindre ou gémir,
ou "faï darda", c'est-à-dire fais
briller, darder, éblouir: dans tous les cas une affaire
de chanson, de lumière et de brillance qui renvoie
aux mystères esthétiques de l'objet et de
ses miroirs, de ses symboles para-musicaux comme de sa musique
symbolique. Tout un répertoire crypto-religieux fut
du reste transmis avec l'instrument: cantiques, noëls,
chants de quête, chants de la Passion. Mais à
ces répertoires de chabretas, essentiellement recueillis
en Haute-Vienne, entre Limoges et St-Yrieix-la-Perche, il
m'a semblé intéressant d'ajouter des répertoires
entendus eux aussi en Limousin, mais plus au sud: en Corrèze,
dans les Monédières, auprès de joueurs
de violon encore en activité dans les années
1980: Julien Chastagnols de Chaumeil, Léon Peyrat
de Saint-Salvadour, Michel Péchadre d'Ussel mais
originaire de l'Artense...La filiation mélodique
et stylistique me semble encore évidente à
l'écoute des enregistrements effectués dans
ces années-là, même si rien ne permet
d'affirmer que ces airs furent un jour joués à
la chabreta: mais qu'importe? Ils le sont aujourd'hui, et
ouvrent des possibilités magnifiques aux cornemuses
du Limousin: par exemple cette sous-tonique variable, descendue
à un ton presqu'entier par doigté, comme le
font les violonaires de Corrèze et d'Auvergne; ce
jeu de fioritures particulièrement riche et complexe,
avec rappel de bourdon; ce travail de son, par l'emploi
alternatif du vibrato ou des notes jouées "sèches";
ce répertoire enfin, ou les "borrèias",
les bourrées ternaires se taillent une place royale.
J'ai choisi ici de ne jouer que des bourrées, des
cantiques et quelques mélodies lentes: parceque la
beauté mélodique des bourrées anciennes
est celle qui me touche le plus, parceque le "swing"
et le "groove" de ces musiciens d'un autre âge
me semble incroyablement moderne et séduisant pour
nos générations, parceque cela s'apparente
au blues rural et à l'universalité de son
expression.
La chabreta est une cornemuse dotée d'un hautbois
et de deux bourdons: le gros bourdon repose sur le bras
du musicien, il est accordé une octave en-dessous
du petit bourdon, c'est-à-dire deux octaves en-dessous
de la tonique du hautbois.
Le gros bourdon est composé de plusieurs segments,
le premier étant percé de trois tuyaux parallèles
reliés, permettant d'obtenir une tonalité
grave pour un encombrement réduit. Les chabretas
sont généralement des cornemuses de tonalités
aigues, comme les deux instruments en SIB entendus ici.
Mais il existe des chabretas beaucoup plus graves, que l'on
nomme alors des "chabras" en langue d'oc : la
chevrette, la chèvre. Le hautbois présente
cette originalité de possèder une petite clef
double, articulée par le petit doigt, qui permet
de jouer la note la plus grave. Cette clef est protégée
par un barillet de corne ou d'os, comme sur les hautbois
de la Renaissance. Le hautbois se termine par un pavillon
en cloche, souvent creusé intérieurement,
qui permet d'accentuer l'effet de "résonateur"
bouché avec le genou. Le boîtier de la "chabreta"
est recouvert de nombreux miroirs décoratifs, qui
contribuent à un effet de religiosité séduisant:
les motifs d'ostensoirs, de soleils, de tetramorphes, de
croix et de signes empruntés au vocabulaire de la
Contre-Réforme permettent d'imaginer une utilisation
de ces cornemuses par des Confrèries au XVIIIème
siècle à Limoges. Les fabricants populaires
du Limousin ont reconduit d'âge en âge ces décors
sans en percevoir tout le sens religieux, mais en reconnaissant-là
un"sens" général qui serait celui
du Sacré, de l'étrangeté du signe,
de la poésie d'un signifiant dont on a perdu le message:
miroirs, étain, chaînes. Cette esthétique
d'inspiration religieuse s'ajoute aux traits particuliers
de la culture populaire, présents sur les cornemuse
depuis fort longtemps: matières animales, de chèvre
surtout, telles que peau, corne, os, matière végétales
comme le buis, le prûnier, le cerisier, le sureau.
Les noms que les musiciens donnent aux pièces de
l'instrument portent la mémoire longue de cet héritage
populaire ou l'animal est humanisé: la "tête"
pour le boîtier, la "langue" pour l'anche,
la "peau" pour la poche, le "pied" pour
le hautbois...Ainsi les chabrettes du Limousin montrent-elles
une superposition, ou plutôt une stratification, de
sens et de signes renvoyant à des âges successifs
de l'histoire des mentalités. Et la beauté
de ces objets doit beaucoup à cette fusion d'esthétiques
où un homme a réuni dans un même objet
d'art le souvenir de gestes et de styles qui furent ceux
d'autres hommes, porteurs d'autres messages.
Chabretas : L'exposition. En 1999, Eric Montbel a
dirigé aux côtés de Florence Gétreau
et de Thierry Boisvert l'exposition "Souffler c'est
jouer: chabretaires et cornemuses à miroirs en Limousin",
présentée au Musée National des ATP
de Paris et à St Yrieix la Perche (87). 70 cornemuses
à miroirs ont été montrées pour
la première fois. Le très beau catalogue de
cette exposition est disponible auprès du CMTRA et
de la FAMDT (Modal Editions).
Chabretas : Le disque. Eric Montbel a enregistré
pour Al Sur un disque consacré au répertoire
et au style particulier de cette cornemuse ancienne du Limousin.
"Chabretas, les cornemuses à miroirs du Limousin"
Al Sur ALCD 156.
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Le
Chabretaire Buisson de St-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne)
Le
Chabretaire Doussaud de Pompadour au concours de Juillac
(1905)
en
Corrèze
Le
Chabretaire Veretou de Jumilhac (Dordogne)
Eric
jouant une chabreta fabriquée à Limoges au
début du XIXème siècle
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