Les
chabrettes parmi les autres cornemuses d'Europe occidentale.
Eric
Montbel
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Les chabrettes du Limousin se rattachent à
un type particulier de la famille des cornemuses d'Europe
occidentale. Ce type de cornemuse "euro-occidentale",
ou "atlantique", pourrait être défini
par ses caractères organologiques permanents: la
présence d'un hautbois mélodique de perce
conique à anche double, et de un ou plusieurs bourdons
de perces cylindriques à anches simples. L'instrument
est gonflé à la bouche, mais peut être
doté d'un soufflet de bras. Dans ce type de cornemuses
se rangent donc les célèbres cornemuses d'Ecosse
(Highland pipes) et d'Irlande (Uillean pipes),
mais aussi la plupart des cornemuses jouées en Espagne
(gaitas de Galice, Asturies, Aragon, ou xeremia de
Catalogne), dans le nord de l'Italie (piva) et bien
sûr, dans de nombreuses régions de France.
On rencontre ce type de cornemuses en Bretagne et Vendée
(Veuze, biniou koz), en Languedoc (Craba ou Bodega),
et c'est aussi celui peint par Brueghel père, dans
ses celèbres fêtes paysannes en Flandres. Ce
genre de cornemuse, fixé en Europe occidentale dès
le XIVème siècle, connait une déclinaison
originale dans le Centre France, où un modèle
particulier a été développé.
Le mot musette est utilisé comme terme générique
depuis au moins trois siècles pour désigner
les cornemuses en Berry, Bourbonnais, Nivernais, Auvergne,
Morvan et Bresse. Les cornemuses de ces régions
du Massif Central sont signalées et décrites
dès le XVIIème siècle par Marin Mersenne
dans son "Harmonie Universelle" (1636), sous le
nom de cornemuse des bergers. La description qu'il
fait de cet instrument, et le dessin qu'il en propose, évoque
très exactement les "musettes" du Centre
France, telles qu'elles sont jouées aujourd'hui encore
en Berry ou Bourbonnais , et bien qu'il ne précise
aucune localisation. Les chabrettes limousines sont situées
à la croisée des cornemuses de bergers
et des cornemuses de Poictou que Mersenne cite et
décrit par ailleurs : des premières, les chabrettes
conservent le boîtier-tête rectangulaire, qui
soutient le hautbois et le petit bourdon. Des haut-bois
et cornemuses de Poictou, la chabrette possède le
gros bourdon latéral porté sur l'avant-bras,
percé d'un triple tuyau cylindrique en réseau,
et le hautbois à pavillon rapporté et fontanelle,
protégeant une clef double. La fontanelle percée
de trous, héritage des hautbois de la Renaissance,
est une caractéristique de la chabrette limousine,
partagée avec les grandes cornemuses du sud de l'Italie
de type "zampogna", avec lesquelles les
collectionneurs du XIXème siècle l'ont souvent
confondue.
Mais le caractère très particulier des chabrettes,
outre les singularités organologiques que nous venons
de citer, tient à son décor. Ces cornemuses
sont abondamment chargées de signes religieux et
para-religieux, parfois bien difficiles à déchiffrer
pour l'observateur contemporain, mais qui possédaient
à l'époque de leur fabrication et pour les
acteurs du contexte social de leur origine des significations
fortes et parfaitement lisibles. Ce décor s'articule
autour de formes et de matières choisies, ne devant
rien aux hasards d'une recherche esthétique libre,
mais bien au contraire s'inscrivant dans des cadres et des
canons renvoyant à des significations et des symboliques
précises. Les matières en sont le buis, l'os,
la corne, l'étain et le verre pour les pièces
tournées et serties par l'artisan; le cuir, le velours
pour la poche, à quoi s'ajoutent le métal
pour les chaînes, et le roseau ou le sureau pour les
anches. Tout ces matériaux étaient facilement
trouvés sur place par les fabricants : mais leur
agencement particulier fait sens. Le caractère le
plus fort des chabrettes reste sans doute la présence
permanente des miroirs incrustés ou scellés
dans le boîtier. En France, cet exemple est unique.
En Europe, on connaît des cornemuses slovaques portant
le même type de décor : un miroir rectangulaire
incrusté dans la tête (de chèvre) de
la cornemuse. Le rapport serait lointain si l'on considérait
le seul espace géographique, ou si l'on comparait
les types organologiques très différenciés
de ces deux cornemuses. Mais si l'on considère la
puissante symbolique chrétienne attachée au
miroir depuis la Contre-Réforme et le XVIIème
siècle, et la présence notable de l'Eglise
Catholique dans les pays d'Europe, on peut considérer
différemment la symbolique du miroir relevée
sur les instruments de musique, mais aussi sur des objets
domestiques. Les chabrettes, comme nous le verrons par ailleurs,
possèdent un parcours et une histoire où l'usage
dans des cadres rituels est permanent depuis le XVIème
siècle : processions et encadrement de confréries
religieuses à Limoges, références nombreuses
aux "bergers de la Crèche" lors des Messes
et cérémonies de Noël.
Peut-on suggérer que les décors symboliques
d'autres cornemuses du Centre, et particulièrement
des musettes bourbonnaises ou berrichonnes dites
"grandes incrustées", soient eux-memes
des références à un art religieux d'inspiration
catholique? Les brillances mates du décor d'étain
incrusté, tel qu'il apparaît sur les boîtiers
du fabriquant Jean Sautivet (1796-1867), évoque
immanquablement, pour moi, le miroir symbole de la Vierge
ou symbole du Christ .
Car le symbole solaire, l'ostensoir et le miroir rayonnant
sont dans le vocabulaire catholique de la Contre-Réforme
et l'esthétique baroque un même symbole du
Christ ou de la Vierge, et de leur protection supposée
sur l'objet, sur son utilisateur, sur l'espace musical et
social mis en scène.
La
trace des premières chabrettes, du point de vue de
la représentation, se perd après Marin Mersenne
(1636). Possédons-nous des cornemuses de type "chabrette"
datant de l'époque de l'Harmonie Universelle? Peut-être.
Celles que nous considérons aujourd'hui comme les
instruments-mères, les "matrices" des chabrettes,
sont connues et sont présentées dans notre
exposition. Quatre exemplaires de cette cornemuse sont conservés
aujourd'hui : une au Gemeentemuseum de La Haye, une
autre qui provient du Musée de Brest, une
autre du Musée de Montluçon, et une enfin
provenant du Musée du Conservatoire-Musée
de la Musique de Paris, auxquelles il faut ajouter un hautbois
isolé dans les collections du même Musée
(Hautbois "iean"), et un exemplaire perdu, visible
sur une photo de l'ancienne collection Baron de Léry,
puis de la collection Cesbron. Ces cornemuses proviennent
toutes du même facteur, elles sont du même style,
de la même main, elles ont presque les mêmes
dimensions et proportions. Leur décor est strictement
identique. Seul le modèle de La Haye se distingue
par un mode d'insufflation à l'aide d'un soufflet
qui semble d'époque. Du point de vue de l'organologie,
ce sont des "super-chabrettes": le hautbois à
perce conique, anche double, pavillon rapporté, fontanelle
et clef double, est bien présent. Le bourdon est
bel et bien porté sur le bras, et sa perce cylindrique
est bien repliée en "S" dans le premier
segment, tout comme pour les cervelas de la Renaissance.
Les décors tracés à l'acide sur toutes
les pièces de bois, les miroirs incrustés
et les motifs empruntés à l'iconographie chrétienne
sont très présents. Mais la singularité
de ces grandes cornemuses tient à la présence
d'un bourdon supplémentaire : parallèlement
à la perce triple du gros bourdon, un bourdon direct
est percé lui aussi dans le bloc de bois, et repose
sur l'avant-bras du musicien. Il est à perce conique
et anche double, tout comme le "petit" bourdon"
du boîtier. Enfin l'exemplaire de La Haye, gonflé
avec un soufflet, possède une anche double pour le
gros bourdon à perce triple...
Ces instruments de première importance nous posent
plusieurs problèmes: ont-ils précédé
le type "chabrette" ou n'en sont-ils qu'une déviance
expérimentale? Quel fut leur contexte d'utilisation?
Les copies très fidèles réalisées
par le luthier Claude Girard ont permis de montrer que ces
instruments possèdent une couleur musicale évocatrice
des petits orgues; leurs possibilités les rattachant
sans aucun doute aux musiques savantes, la présence
d'un hautbois isolé (hautbois marqué "iean"
du Musée du Conservatoire) laissant entrevoir la
possibilité d'un jeu à plusieurs parties,
tel que le décrit Mersenne pour les "Hautbois
et cornemuses de Poitou", avec une "taille",
une "basse" et un "dessus". Ce type
de jeu en duo ou trio, cornemuses-hautbois, est du reste
attesté aujourd'hui encore en diverses régions
d'Europe, que ce soit en Bretagne (bombarde/biniou) ou Italie
du sud (ciaramella-zampogna).
Du point de vue historique, une contribution essentielle
à l'iconographie musicale est sans doute ce tableau
intitulé Bal à la cour de Henri III
conservé au Musée du Louvre. Peint en 1581
pour les noces de Anne de Joyeuse,un favori du Roi, le tableau
décrit un bal de Cour.
Bal
à la cour de Henry III, 1581.
Les musiciens, détail
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Les
musiciens sont deux (ou trois) joueurs de cornemuse, associés
à un (ou deux) joueurs de hautbois. Le type organologique
des cornemuses est remarquable: gonflées à
la bouche, elles semblent s'apparenter à ces "haut-bois
et cornemuses de Poictou" décrits par Marin
Mersenne 50 ans plus tard; hautbois mélodique à
pavillon et fontanelle sur une clef double, sans petit bourdon,
mais avec un gros bourdon monté sur le côté
du sac. Ce gros bourdon, tel que représenté
sur le tableau du Louvre, semble s'apparenter à celui
des musettes de Cour: c'est-à-dire un gros bourdon
à perces parallèles reliées en réseau,
du type "barillet", et tel que le décrit
par ailleurs Mersenne au chapitre des Musettes de l'Harmonie
Universelle (1636).
Résumons-nous: Cornemuses et hautbois à la
cour de Henri III, Cornemuses de Poitou, Cornemuses des
bergers, Musettes ou cornemuses royales, autant d'instruments
dont nous trouvons entre 1581 et 1636 des représentations
et descriptions organologiques précises.
Les contextes d'utilisation semblent pour l'époque
fort larges: de la Cour des rois jusqu'aux campagnes de
la Province. C'est là, croyons-nous, qu'il faut chercher
les premières traces de ce que nous nommons aujourd'hui
"chabrettes du Limousin": dans un croisement progressif
entre ces divers types de cornemuses, croisement réalisé,
peut-être, dans quelque atelier parisien, entre les
mains d'un Jean Hotteterre ou d'un Des Touches, ou sur le
tour de quelque artisan originaire de La Couture-Boussey
en Normandie, bourgade dont on connait à l'époque
la réputation pour la fabrication des instruments
en buis. Les grandes cornemuses présentées
ici s'inscrivent dans cette énigme, dans le processus
matriciel de ces chabrettes, qui produira tant de réalisations,
tant de cornemuses en trois siècles, puisque plus
de cent instruments de ce type nous sont connus aujourd'hui,
qu'ils soient possédés par des particuliers,
ou conservés dans des musées.
Pourquoi Limoges, pourquoi Saint-Yrieix-la-Perche
plus de deux siècles plus tard, furent-ils les lieux
de la fabrication et de la pratique ultimes de ce type de
cornemuse? Est-ce en Limousin que les cornemuses de Poictou
furent agrémentées des miroirs emblématiques
et des décors qui en firent pour nous ces chabretas,
différenciées des autres types de cornemuse
atlantiques? L'usage éprouvé de l'émaillerie
à Limoges eut-elle sa part dans cette évolution
du décor, dont on ne trouve aucun autre exemple en
France, hormis encore une fois les incrustations des grandes
cornemuses bourbonnaises?
Rappelons que les travaux de Louis Bonnaud, de Michel Tintou
et de Louis Perouas, ont montré que c'est à
cette même époque, c'est-à-dire à
la fin du XVIème et durant tout le XVIIème
siècle, que les Confréries religieuses se
développent à Limoges et autres villes du
Limousin, faisant appel à des joueurs de cornemuses,
nommés en langue limousine "chabretaires"
. Thierry Boisvert a développé par ailleurs
les relations éventuelles entre entre une "esthétique
de la foi" et la fabrication des plus anciennes chabretas.
Ajoutons enfin, et comme conclusion ouverte sur l'immense
champ d'une recherche en cours, les Mémoires de Pierre
Robert du Dorat (1589-1658), décrivant l'intense
pratique de cornemuse et hautbois en Limousin et en Poitou
au XVIème siècle, et dont on trouvera le texte
intégral ci-contre.
©
Eric Montbel, 1999. Mel : eric.montbel@wanadoo.fr
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Grande
cornemuse incrustée. Sautivet, Berry, début
XIXème siècle.
Boîtier
de cornemuse incrustée, Jean Sautivet (détail)
Boîtier
de chabrette, Limoges, XIXème (?) siècle
Hautbois
et cornemuses de Poitou, Harmonie Universelle de Marin Mersenne,
1636.
Grande
cornemuse à miroirs. Gemeentemuseum
de La Haye (Hollande)
Grande
cornemuse à miroirs. Musée de Brest
Grande
cornemuse à miroirs. Collection Baron de Lery vers
1910
Joueur
de grande cornemuse à miroirs. Gravure de HJ Boichard,
début XIXème siècle
The
blind piper. Irlande,
XIXème siècle.
Joueur
de Pastoral Pipes par Philippe Mercier, XVIIIème
siècle. Musée de Strasbourg.
Chabretaire
anonyme, Limoges 1923.
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