Cet article est extrait du Catalogue de l'Exposition :

Souffler c'est Jouer. Chabretaires et Cornemuses à miroirs en Limousin (Modal Editions / CRMTL, 1999)

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Les chabrettes parmi les autres cornemuses d'Europe occidentale.

Eric Montbel


Les chabrettes du Limousin se rattachent à un type particulier de la famille des cornemuses d'Europe occidentale. Ce type de cornemuse "euro-occidentale", ou "atlantique", pourrait être défini par ses caractères organologiques permanents: la présence d'un hautbois mélodique de perce conique à anche double, et de un ou plusieurs bourdons de perces cylindriques à anches simples. L'instrument est gonflé à la bouche, mais peut être doté d'un soufflet de bras. Dans ce type de cornemuses se rangent donc les célèbres cornemuses d'Ecosse (Highland pipes) et d'Irlande (Uillean pipes), mais aussi la plupart des cornemuses jouées en Espagne (gaitas de Galice, Asturies, Aragon, ou xeremia de Catalogne), dans le nord de l'Italie (piva) et bien sûr, dans de nombreuses régions de France. On rencontre ce type de cornemuses en Bretagne et Vendée (Veuze, biniou koz), en Languedoc (Craba ou Bodega), et c'est aussi celui peint par Brueghel père, dans ses celèbres fêtes paysannes en Flandres. Ce genre de cornemuse, fixé en Europe occidentale dès le XIVème siècle, connait une déclinaison originale dans le Centre France, où un modèle particulier a été développé. Le mot musette est utilisé comme terme générique depuis au moins trois siècles pour désigner les cornemuses en Berry, Bourbonnais, Nivernais, Auvergne, Morvan et Bresse. Les cornemuses de ces régions du Massif Central sont signalées et décrites dès le XVIIème siècle par Marin Mersenne dans son "Harmonie Universelle" (1636), sous le nom de cornemuse des bergers. La description qu'il fait de cet instrument, et le dessin qu'il en propose, évoque très exactement les "musettes" du Centre France, telles qu'elles sont jouées aujourd'hui encore en Berry ou Bourbonnais , et bien qu'il ne précise aucune localisation. Les chabrettes limousines sont situées à la croisée des cornemuses de bergers et des cornemuses de Poictou que Mersenne cite et décrit par ailleurs : des premières, les chabrettes conservent le boîtier-tête rectangulaire, qui soutient le hautbois et le petit bourdon. Des haut-bois et cornemuses de Poictou, la chabrette possède le gros bourdon latéral porté sur l'avant-bras, percé d'un triple tuyau cylindrique en réseau, et le hautbois à pavillon rapporté et fontanelle, protégeant une clef double. La fontanelle percée de trous, héritage des hautbois de la Renaissance, est une caractéristique de la chabrette limousine, partagée avec les grandes cornemuses du sud de l'Italie de type "zampogna", avec lesquelles les collectionneurs du XIXème siècle l'ont souvent confondue.


Mais le caractère très particulier des chabrettes, outre les singularités organologiques que nous venons de citer, tient à son décor. Ces cornemuses sont abondamment chargées de signes religieux et para-religieux, parfois bien difficiles à déchiffrer pour l'observateur contemporain, mais qui possédaient à l'époque de leur fabrication et pour les acteurs du contexte social de leur origine des significations fortes et parfaitement lisibles. Ce décor s'articule autour de formes et de matières choisies, ne devant rien aux hasards d'une recherche esthétique libre, mais bien au contraire s'inscrivant dans des cadres et des canons renvoyant à des significations et des symboliques précises. Les matières en sont le buis, l'os, la corne, l'étain et le verre pour les pièces tournées et serties par l'artisan; le cuir, le velours pour la poche, à quoi s'ajoutent le métal pour les chaînes, et le roseau ou le sureau pour les anches. Tout ces matériaux étaient facilement trouvés sur place par les fabricants : mais leur agencement particulier fait sens. Le caractère le plus fort des chabrettes reste sans doute la présence permanente des miroirs incrustés ou scellés dans le boîtier. En France, cet exemple est unique. En Europe, on connaît des cornemuses slovaques portant le même type de décor : un miroir rectangulaire incrusté dans la tête (de chèvre) de la cornemuse. Le rapport serait lointain si l'on considérait le seul espace géographique, ou si l'on comparait les types organologiques très différenciés de ces deux cornemuses. Mais si l'on considère la puissante symbolique chrétienne attachée au miroir depuis la Contre-Réforme et le XVIIème siècle, et la présence notable de l'Eglise Catholique dans les pays d'Europe, on peut considérer différemment la symbolique du miroir relevée sur les instruments de musique, mais aussi sur des objets domestiques. Les chabrettes, comme nous le verrons par ailleurs, possèdent un parcours et une histoire où l'usage dans des cadres rituels est permanent depuis le XVIème siècle : processions et encadrement de confréries religieuses à Limoges, références nombreuses aux "bergers de la Crèche" lors des Messes et cérémonies de Noël.
Peut-on suggérer que les décors symboliques d'autres cornemuses du Centre, et particulièrement des musettes bourbonnaises ou berrichonnes dites "grandes incrustées", soient eux-memes des références à un art religieux d'inspiration catholique? Les brillances mates du décor d'étain incrusté, tel qu'il apparaît sur les boîtiers du fabriquant Jean Sautivet (1796-1867), évoque immanquablement, pour moi, le miroir symbole de la Vierge ou symbole du Christ .
Car le symbole solaire, l'ostensoir et le miroir rayonnant sont dans le vocabulaire catholique de la Contre-Réforme et l'esthétique baroque un même symbole du Christ ou de la Vierge, et de leur protection supposée sur l'objet, sur son utilisateur, sur l'espace musical et social mis en scène.

La trace des premières chabrettes, du point de vue de la représentation, se perd après Marin Mersenne (1636). Possédons-nous des cornemuses de type "chabrette" datant de l'époque de l'Harmonie Universelle? Peut-être.
Celles que nous considérons aujourd'hui comme les instruments-mères, les "matrices" des chabrettes, sont connues et sont présentées dans notre exposition. Quatre exemplaires de cette cornemuse sont conservés aujourd'hui : une au Gemeentemuseum de La Haye, une autre qui provient du Musée de Brest, une autre du Musée de Montluçon, et une enfin provenant du Musée du Conservatoire-Musée de la Musique de Paris, auxquelles il faut ajouter un hautbois isolé dans les collections du même Musée (Hautbois "iean"), et un exemplaire perdu, visible sur une photo de l'ancienne collection Baron de Léry, puis de la collection Cesbron. Ces cornemuses proviennent toutes du même facteur, elles sont du même style, de la même main, elles ont presque les mêmes dimensions et proportions. Leur décor est strictement identique. Seul le modèle de La Haye se distingue par un mode d'insufflation à l'aide d'un soufflet qui semble d'époque. Du point de vue de l'organologie, ce sont des "super-chabrettes": le hautbois à perce conique, anche double, pavillon rapporté, fontanelle et clef double, est bien présent. Le bourdon est bel et bien porté sur le bras, et sa perce cylindrique est bien repliée en "S" dans le premier segment, tout comme pour les cervelas de la Renaissance. Les décors tracés à l'acide sur toutes les pièces de bois, les miroirs incrustés et les motifs empruntés à l'iconographie chrétienne sont très présents. Mais la singularité de ces grandes cornemuses tient à la présence d'un bourdon supplémentaire : parallèlement à la perce triple du gros bourdon, un bourdon direct est percé lui aussi dans le bloc de bois, et repose sur l'avant-bras du musicien. Il est à perce conique et anche double, tout comme le "petit" bourdon" du boîtier. Enfin l'exemplaire de La Haye, gonflé avec un soufflet, possède une anche double pour le gros bourdon à perce triple...
Ces instruments de première importance nous posent plusieurs problèmes: ont-ils précédé le type "chabrette" ou n'en sont-ils qu'une déviance expérimentale? Quel fut leur contexte d'utilisation? Les copies très fidèles réalisées par le luthier Claude Girard ont permis de montrer que ces instruments possèdent une couleur musicale évocatrice des petits orgues; leurs possibilités les rattachant sans aucun doute aux musiques savantes, la présence d'un hautbois isolé (hautbois marqué "iean" du Musée du Conservatoire) laissant entrevoir la possibilité d'un jeu à plusieurs parties, tel que le décrit Mersenne pour les "Hautbois et cornemuses de Poitou", avec une "taille", une "basse" et un "dessus". Ce type de jeu en duo ou trio, cornemuses-hautbois, est du reste attesté aujourd'hui encore en diverses régions d'Europe, que ce soit en Bretagne (bombarde/biniou) ou Italie du sud (ciaramella-zampogna).
Du point de vue historique, une contribution essentielle à l'iconographie musicale est sans doute ce tableau intitulé Bal à la cour de Henri III conservé au Musée du Louvre. Peint en 1581 pour les noces de Anne de Joyeuse,un favori du Roi, le tableau décrit un bal de Cour.

Bal à la cour de Henry III, 1581.

Les musiciens, détail

Les musiciens sont deux (ou trois) joueurs de cornemuse, associés à un (ou deux) joueurs de hautbois. Le type organologique des cornemuses est remarquable: gonflées à la bouche, elles semblent s'apparenter à ces "haut-bois et cornemuses de Poictou" décrits par Marin Mersenne 50 ans plus tard; hautbois mélodique à pavillon et fontanelle sur une clef double, sans petit bourdon, mais avec un gros bourdon monté sur le côté du sac. Ce gros bourdon, tel que représenté sur le tableau du Louvre, semble s'apparenter à celui des musettes de Cour: c'est-à-dire un gros bourdon à perces parallèles reliées en réseau, du type "barillet", et tel que le décrit par ailleurs Mersenne au chapitre des Musettes de l'Harmonie Universelle (1636).
Résumons-nous: Cornemuses et hautbois à la cour de Henri III, Cornemuses de Poitou, Cornemuses des bergers, Musettes ou cornemuses royales, autant d'instruments dont nous trouvons entre 1581 et 1636 des représentations et descriptions organologiques précises.
Les contextes d'utilisation semblent pour l'époque fort larges: de la Cour des rois jusqu'aux campagnes de la Province. C'est là, croyons-nous, qu'il faut chercher les premières traces de ce que nous nommons aujourd'hui "chabrettes du Limousin": dans un croisement progressif entre ces divers types de cornemuses, croisement réalisé, peut-être, dans quelque atelier parisien, entre les mains d'un Jean Hotteterre ou d'un Des Touches, ou sur le tour de quelque artisan originaire de La Couture-Boussey en Normandie, bourgade dont on connait à l'époque la réputation pour la fabrication des instruments en buis. Les grandes cornemuses présentées ici s'inscrivent dans cette énigme, dans le processus matriciel de ces chabrettes, qui produira tant de réalisations, tant de cornemuses en trois siècles, puisque plus de cent instruments de ce type nous sont connus aujourd'hui, qu'ils soient possédés par des particuliers, ou conservés dans des musées.
Pourquoi Limoges, pourquoi Saint-Yrieix-la-Perche plus de deux siècles plus tard, furent-ils les lieux de la fabrication et de la pratique ultimes de ce type de cornemuse? Est-ce en Limousin que les cornemuses de Poictou furent agrémentées des miroirs emblématiques et des décors qui en firent pour nous ces chabretas, différenciées des autres types de cornemuse atlantiques? L'usage éprouvé de l'émaillerie à Limoges eut-elle sa part dans cette évolution du décor, dont on ne trouve aucun autre exemple en France, hormis encore une fois les incrustations des grandes cornemuses bourbonnaises?
Rappelons que les travaux de Louis Bonnaud, de Michel Tintou et de Louis Perouas, ont montré que c'est à cette même époque, c'est-à-dire à la fin du XVIème et durant tout le XVIIème siècle, que les Confréries religieuses se développent à Limoges et autres villes du Limousin, faisant appel à des joueurs de cornemuses, nommés en langue limousine "chabretaires" . Thierry Boisvert a développé par ailleurs les relations éventuelles entre entre une "esthétique de la foi" et la fabrication des plus anciennes chabretas.

Ajoutons enfin, et comme conclusion ouverte sur l'immense champ d'une recherche en cours, les Mémoires de Pierre Robert du Dorat (1589-1658), décrivant l'intense pratique de cornemuse et hautbois en Limousin et en Poitou au XVIème siècle, et dont on trouvera le texte intégral ci-contre.

© Eric Montbel, 1999. Mel : eric.montbel@wanadoo.fr




Grande cornemuse incrustée. Sautivet, Berry, début XIXème siècle.



Boîtier de cornemuse incrustée, Jean Sautivet (détail)

 

Boîtier de chabrette, Limoges, XIXème (?) siècle


Hautbois et cornemuses de Poitou, Harmonie Universelle de Marin Mersenne, 1636.

Grande cornemuse à miroirs. Gemeentemuseum de La Haye (Hollande)

Grande cornemuse à miroirs. Musée de Brest

Grande cornemuse à miroirs. Collection Baron de Lery vers 1910

 


Joueur de grande cornemuse à miroirs. Gravure de HJ Boichard, début XIXème siècle

 


The blind piper. Irlande, XIXème siècle.


Joueur de Pastoral Pipes par Philippe Mercier, XVIIIème siècle. Musée de Strasbourg.

Chabretaire anonyme, Limoges 1923.